Godard : « Le cinéma, ça se fait à deux – regardez les frères Lumière. » Pour illustrer sa thèse – ou sa boutade – il y avait, jusqu’à présent, les Straub, les frères Taviani, les frères Coen. Eh bien voici, désormais, l’exemple d’Antonioni et Wenders dans Par-delà les nuages, qui est aussi l’une des plus belles histoires d’amour vécu de l’histoire de l’art moderne : un grand artiste venant au secours d’un autre grand artiste et lui prêtant, littéralement, sa voix pour, en se taisant lui-même, dans l’humilité la plus absolue, l’aider à faire advenir l’œuvre silencieuse qu’il porte en lui. Je ne vois qu’un précédent – mais qui, lui, hélas, ne sut aboutir – à ce geste bouleversant : celui des jeunes écrivains qui, dans les années 1860, savaient que Baudelaire perdait l’usage de la parole et rêvaient de le rejoindre à Bruxelles pour, dans ses dernières notes, ou sur ses lèvres exténuées, recueillir le souffle du magnifique « Pauvre Belgique » qu’il allait emporter avec lui. Wenders a réussi ce que Mallarmé, d’autres, auront manqué.

Affaire Gubler. Je comprends l’émotion de la famille Mitterrand et j’ai été choqué, moi aussi, de voir un médecin trahir le serment d’Hippocrate qui le liait. Mais, cela étant dit, soyons sérieux. Que dire de l’autre trahison, tellement plus grave, et qui ne semble émouvoir personne, imposée à cet homme pendant quatorze ans ? Que dire de ce mensonge d’État, scellé dans de faux bulletins médicaux, dont il s’est fait le complice et dont nous fûmes tous, concitoyens du président défunt, victimes ? Et quid, enfin, de l’ahurissante décision de justice qui, en interdisant le livre, en escamotant le corps du délit, nous fait régresser, d’un seul coup, aux pires heures de la censure d’État pompidolienne ? J’aurais compris que le Conseil de l’ordre des médecins blâme le docteur Gubler et le sanctionne. J’aurais compris, à la rigueur, une condamnation morale. Mais que la justice frappe de la sorte, que, dans l’émotion créée par la disparition du président et sous le seul prétexte que le délai de deuil et de décence n’a pas été respecté, elle renoue avec une pratique que les années Mitterrand avaient, précisément, abolie, voilà qui crée, qu’on le veuille ou non, un redoutable précédent. Loi des familles. Loi du secret. Et menace, si nous n’y prenons garde, sur tous ceux qui, dans les années futures, voudront écrire l’histoire des glorieux et des puissants.

Antonioni encore. Ces visages de grands muets qu’il vient, soudain, rejoindre dans l’imaginaire de notre époque. Baudelaire, donc, et le pauvre « Crénom » qu’il continue d’articuler jusqu’à la fin. Franz Rosenzweig, le maître de Levinas. Joë Bousquet sur sa chaise. Larbaud et son « Bonsoir les choses d’ici-bas ». Que pense-t-il, Antonioni, de l’interminable ovation qui s’élève autour de son nom ? Comment voit-il cet establishment critique qui a vilipendé son cinéma, a tout fait pour le désespérer et, justement, le réduire au silence et feint, maintenant, de le célébrer ? C’est Sartre qui disait, dans un entretien avec Madeleine Chapsal : « Je ne connais rien de plus ignoble que les réhabilitations posthumes. » Avec Antonioni nous n’en sommes, évidemment, pas là puisqu’il est lui, grâce au ciel, bien vivant. Mais comment ne pas s’interroger, tout de même, sur la sincérité de cet hommage ? Sartre, oui : « On prend l’un d’entre nous, on le fait mourir de rage ou de chagrin et puis, un quart de siècle plus tard, on lui érige un monument, et ce sont les mêmes qui font des discours sur son effigie, les mêmes chacals… »

Gubler, toujours. Pas de sympathie particulière pour l’homme. Mais tout de même ! Cet hallali… Ce lynchage… Cette façon de diaboliser l’homme et de ne lui porter, a priori, que des motivations mercantiles et basses… Cette volonté, comme disait Mitterrand lui-même (que l’éditeur n’a pas tort, sur ce point, de citer), de le « livrer aux chiens ». On aura beau dire. Dans la violence même de la réaction, dans ce spectacle d’une classe politique faisant bloc contre « l’infâme dans l’hystérie de ces socialistes – et pas seulement des socialistes ! – qui trouvent, pour fustiger le petit médecin, des mots que ni l’affaire Bousquet, ni la Bosnie, ni le Rwanda, ni le reste n’avaient su leur arracher, il y a des accents qui font symptôme et disent, à l’évidence, autre chose. Et si le docteur Gubler avait commis un autre crime que celui qui est imputé ? et s’il avait touché à quelque chose d’autrement plus sacré que le sacro-saint secret médical ? Ceux qui ont eu le privilège de pouvoir prendre connaissance du livre le savent : on n’y lit, sur la maladie même aucune révélation que la presse n’eût, déjà avant sa publication, donnée ; mais on trouve une information décisive, en revanche, sur l’incapacité où se serait trouvé le président, dans les derniers temps de son mandat, à exercer son pouvoir souverain. Cette information est terrible. Et on comprend qu’elle puisse provoquer l’union sacrée des politiques. Ne touche-t-elle pas au secret des secrets – qui n’est pas le secret médical mais celui du pouvoir en majesté ?

Hector Bianciotti à l’Académie. C’est la revanche de Jorge Semprun. C’est, pour tous ceux qui connaissent un peu l’auteur du Pas si lent de l’amour, un vrai beau moment dans une belle et étrange aventure. Pour tous les écrivains français enfin – et, au-delà même des écrivains, pour tous ceux qui chérissent la langue française – c’est la meilleure nouvelle de la semaine.


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