Pourquoi écrivais-je, l’autre semaine, que le chômeur est une figure « tragique » ? Parce que nulle théorie ne semble en mesure de le penser : parce que les mots qu’il suscite sont tous en retard sur la chose : parce qu’un événement que rien ne vient réfléchir ni penser est bien, à la lettre, un événement tragique.

Le Bosniaque Ejup Ganic en visite à Belgrade. On se réjouit, bien sûr. On se dit : « voilà, c’est la paix, c’est vraiment la paix cette fois ». Et puis, tout de même, au fond de soi, le vilain murmure qui ajoute : « que vaut cette paix ? que dit-elle ? et faut-il vraiment se réjouir de voir Milosevic tirer les marrons du feu de cet armistice après avoir, il y a quatre ans, allumé les feux de la guerre ? »

Dans un ancien numéro des Cahiers du cinéma, ce mot de Francis Ford Coppola à Nicolas Saada : « on essaie de me tuer, mais on n’y arrive jamais ; au bout d’un certain temps je deviendrai – comment dites-vous cela ? – une éminence grise ; et on m’aimera bien ; et je serai comme un vieil oncle ; et peut-être que je pourrai user d’une véritable influence ». Finir comme un vieil oncle : rêve de cinéaste, rêve d’écrivain.

Il y a trois semaines, le peuple russe votait. Et, tandis qu’il votait, l’Occident l’observait – obligeant les bouchers du Kremlin à interrompre la guerre en Tchétchénie. Aujourd’hui, plus de vote. Donc, plus d’observateurs. Et le carnage qui, par conséquent, reprend de plus belle. Serait-ce la nouvelle science requise chez les massacreurs : la science du spectacle, de ses lois, de ses intermittences, de ses rythmes – ce moment, notamment, où le faisceau magique balaie une zone de misère, hésite, la quitte enfin et la replonge ainsi dans une obscurité propice à tous les forfaits impunis ? Le Tyran d’aujourd’hui n’est plus « grammairien » mais « journaliste ».

Dieu, selon Baltasar Gracian, a pour « stratégie » de maintenir l’homme « éternellement en suspens ». N’est-ce pas la stratégie même de l’artiste ? et, parmi les artistes, tout particulièrement du cinéaste ? « Monter » son film comme le Dieu de Baltasar Gracian incarne ses créatures : c’est, aussi, ce que disait Pasolini et la façon dont il travaillait.

Le désenchantement du spectateur qui a « fait » du cinéma : au début de chaque plan, il devine le « Action ! » ; à la fin de la plus émouvante des scènes d’amour, il entend le terrible « Coupez ! ». Rien de semblable, étrangement, dans mes rapports – de lecteur, d’auteur – avec la littérature.

Relu, alors que la télévision commémore la guerre d’Espagne, les Brigades internationales, etc., L’espoir de Malraux. Le statut de ce type de livre ? Son rapport au fragment d’Histoire dont il se veut le témoin ? Et sommes-nous vraiment si certains qu’il exalte l’événement dont il s’est inspiré ? Autre hypothèse, inquiétante mais concevable : loin de l’éterniser, il le dissoudrait ; loin de le monumentaliser, il le neutraliserait ; cannibalisme d’une littérature qui, en réinventant le monde, le nie.

Le pire dans les résultats de l’enquête du Tribunal international de La Haye sur les charniers de Srebrenica : le crime ne fut pas seulement atroce ; il fut prémédité ; et il le fut, surtout, au vu et au su de ce que l’on appelle les « grandes puissances ». Honte à elles. Honte à nous tous. Pour ce crime-là, quel tribunal ?

À propos de L’espoir encore, ce mot d’un personnage dans Les Troyennes d’Euripide : « il est vrai que si les dieux ne nous avaient pas abattus et ruinés de fond en comble, Troie n’eût pas été célébrée par les Muses ; elle ne leur eût pas inspiré des chants immortels ». Version précoce du fameux : « le monde est fait pour aboutir à un beau livre ».

Ouverture des Jeux olympiques. Comédie de la fraternité. Comédie du prétendu village planétaire. Comédie de la ferveur de ses enthousiasmes marchands. Et Juan Antonio Samaranch, président du Comité international olympique, qui ose se féliciter de ce que son mouvement soit « plus important – sic – que l’Église catholique ». Signe des temps troublés : la médiocrité des religions qu’ils s’inventent.

Dans Les Inrockuptibles de ce mois-ci, interview de Dominique Païni, le patron de la Cinémathèque. J’y lis, notamment, ceci : « le cinéma, c’est de la pensée et non des images ». Et encore : « c’est le cinéma moderne qui a fondé les cerveaux de cette fin de XXe siècle ; non seulement le cinéma pense, mais il a une pensée qui ne peut s’incarner en termes autres que cinématographiques ». Et encore à propos des cinéastes de la « nouvelle vague » ils ont d’abord appris « non pas à faire les films, mais à écrire sur les films ; ils ont commencé par ça et c’est l’écriture qui, plus tard, leur a permis de faire des films ». Question de Païni : l’inverse est-il vrai ? et de qui dirait-on qu’il a « commencé » par les images et en est venu aux livres ? Privilège, encore, de la littérature.

La différence entre un « intellectuel » et un « artiste » ? Très simple, au fond (même s’il reste à savoir laquelle des deux positions est, aujourd’hui, la plus enviable) : le premier travaille à rendre le monde un peu plus intelligible ; le second fait l’inverse et préférera le voir encore plus énigmatique.


Autres contenus sur ces thèmes