Philippe Séguin n’est pas suspect d’indulgence à l’égard de Jean-Marie Le Pen. Et pourtant… Je lis, dans Le Monde, son explication de « la percée » du Front national : le dernier parti, nous dit-il, à convaincre qu’il « propose de gouverner et non pas d’administrer le cours des choses » – le dernier, aussi, à donner le sentiment de « savoir encore s’indigner ». Diable ! « S’indigner »… N’est-ce pas faire beaucoup d’honneur à ce parti que de lui attribuer cette vertu d’indignation ? n’est-ce pas lui faire un cadeau inespéré que d’en faire le dernier refuge de cette passion déclinante mais magnifique qu’est, en politique, la passion de l’indignation ? et surtout, n’est-ce pas un peu trop vite dit – est-ce vraiment d’« indignation » qu’il s’agit quand les hommes de Le Pen éructent leur haine des Juifs, des immigrés, des démocrates ? et n’est-ce pas jouer (dangereusement) avec les mots que de parler d’« indignation » pour des gens qui ne se sont jamais insurgés que contre la République, la culture, la liberté de penser, la liberté tout court, la tolérance, l’idéal citoyen, la politique ? Le FN n’est pas le parti des indignés. Le FN n’est pas, contrairement à ce que l’on entend ici ou là, le parti des humbles en colère, ou en déroute. Le FN n’est même pas l’héritier de cette fameuse « puissance tribunicienne » qu’incarna le PC au lendemain de sa période stalinienne. Le FN est un parti. Il a, comme tous les partis, ses idées, ses dogmes, sa tradition. Sauf que cette tradition est celle du fascisme européen : sa vraie famille, son identité la plus sûre – et, pour nous tous, Philippe Séguin en tête, la meilleure raison de s’y opposer.

Ce qui est fascinant avec Jacques Chirac, c’est l’obstination qu’il met à s’enfermer dans des situations de solitude. On a l’impression qu’il les recherche. Peut-être y prend-il même plaisir. On a le sentiment – déjà en 1993… – que cet homme, souvent dépeint comme la « vitalité » personnifiée, va chercher là, dans ce sombre cocktail de trahisons, de délaissements, de défaites, la source de ses élixirs. Mitterrand était ainsi. Nixon, sans doute. Peut-être, à sa façon, quand il songea à abandonner la politique, Lionel Jospin. Il y a toute une catégorie d’hommes d’État, oui, qui ne sont jamais si profondément eux-mêmes que lorsqu’ils touchent le fond et qu’amis et ennemis, adversaires et compagnons s’accordent à les donner pour « morts ». Alors qu’il y en a d’autres – le meilleur exemple, le contre-exemple, en est Giscard – dont le moteur biographique tourne en sens rigoureusement inverse et qui, parce qu’ils n’ont ni le goût ni le sens du Tragique, peut-être aussi parce qu’ils furent, d’emblée, bénis des dieux et des électeurs, se brisent dans l’adversité et ne sont plus rien lorsqu’ils sont seuls. Deux familles, donc. Deux types de rapports à la solitude et à l’échec. Pour les premiers – qui sont évidemment les plus passionnants et que l’on appellera, par commodité, les « réprouvés » ou les « hués » –, j’imagine qu’il existe une sorte de lieu de transit, ou de caisson obscur, où ils séjournent tour à tour, se croisent parfois, fraternisent peut-être et échangent, à l’occasion, le secret de leurs déroutes ou de leurs innombrables résurrections. C’est le sas noir de la politique. La salle de ses destins perdus. C’est le lieu où, tout naturellement, elle rejoint aussi le roman.

Faut-il juger Papon ? Bien sûr. Comment ? C’est toute la question – et c’est celle, notamment, qu’auront à se poser, durant le procès, les médias. Car, comme d’habitude, de deux choses l’une. Ou bien, à travers l’ancien secrétaire général de la préfecture de Bordeaux, inculpé de crimes contre l’humanité pour avoir déporté mille cinq cent soixante Juifs, on juge un système ou, mieux, une France qui accouchèrent dans la ferveur d’un fascisme national : et alors, oui, ce procès sera une bonne chose – il contribuera à poser enfin la question de cette « idéologie française » qui, de 1940 à 1942, puis au-delà, put programmer à la fois, sans nulle contradiction, un patriotisme antiallemand et la volonté d’instaurer, à l’instar de l’Allemagne mais conformément au « génie français », un véritable « ordre nouveau ». Ou bien ce n’est pas le cas, juger Papon nous exonère miraculeusement de toute espèce de culpabilité, on dit : « voilà, Papon est coupable, donc la France, ses élites, ses intellectuels, ses fonctionnaires sont innocents » – et alors il faudra dire de ce procès ce que Gershom Scholem disait de celui d’Eichmann dans sa polémique avec Hannah Arendt : un « dénouement inadéquat », une « issue facile et faible », la « suggestion déplacée qu’on est arrivé à la fin de l’épisode », bref, l’« illusion » d’avoir « trouvé un moyen d’expier l’inexpiable »…

Le gouvernement français, dit M. Jospin, est « contraint dans son expression » face à l’horreur qui se déchaîne, jour après jour, en Algérie. Que signifie ce mot étrange ? Qu’est-ce qui peut bien « contraindre », face aux tueries, « l’expression » de la voix d’un grand pays comme la France ? Quel non-dit, quelle terreur inavouée auraient-ils le pouvoir d’empêcher, non plus même l’action (cela fait beau temps qu’on en a fait le deuil), mais la simple expression d’une réprobation démocratique ? Et faudrait-il entendre que la « non-intervention », au terme d’un progrès doctrinal réellement extraordinaire, devra désormais commencer avec l’énoncé même des principes qui nous sont chers et que nous voyons si terriblement bafoués ? Le Premier ministre nous a habitués à plus de clarté. Il doit en dire davantage.


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