Repérer, dans les meilleures fictions d’aujourd’hui, les parties déjà mortes – routines de l’art, de l’imagination, de l’époque.

Balzac, à propos de la grande invention qu’est le « retour des personnages » : il y a des gens qui, dans la vie, ont besoin de plusieurs vies pour donner sens à leur existence ; rien d’étonnant à ce que, dans le roman, il y faille parfois plusieurs romans.

La littérature est-elle un métier ou un secret ?

Un exercice de mémoire, une occasion de vérifier que notre mémoire n’est pas vaine, ni vide, ni purement sacramentelle, ni mécanique : le génocide arménien – face à l’incroyable scandale de ce génocide qui, quatre-vingt-cinq ans après, peine à habiter son nom, notre plus ou moins grande capacité à mobiliser la science, les réflexes, toute la formidable expérience d’anti-négationnisme vécu que le souvenir de la Shoah a aiguisés. Que vaudrait une piété qui ne nous aiderait pas, aussi, à rendre justice aux Arméniens ? À quoi bon la « probité philologique » si elle ne nous conduit pas, aussi, à refuser l’entrée dans l’Europe à une Turquie qui persévérerait dans son révisionnisme ?

Sentiment, face à certains écrivains, que leur voix, pour arriver jusqu’à moi, a dû transiter par d’autres climats, des espaces insolites et, finalement, une sorte de relais satellitaire qui me les rendrait intelligibles. Djian, que je ne lis guère. Berger, que je connais, lui, depuis vingt-cinq ans, qui est indubitablement l’un de nos derniers grands stylistes à l’ancienne – son Santa Fe, sommet du genre – mais dont je me suis toujours dit : « il a une idée fixe, mais laquelle ? ». Djian, Berger : les antipodes de la planète littéraire.

Le plus difficile pour un auteur : casser la marionnette, dissoudre son propre cliché. Ainsi Raphaële Billetdoux. Elle donne – Je frémis en le racontant, Plon – son plus beau texte depuis longtemps. Seulement voilà, il est dur. Étonnamment violent. Il nous raconte d’étranges histoires d’hommes et de serpents qui ne cadrent plus avec l’image de la douce « jeune fille en silence » des débuts. Et si fort est l’éclat du cliché, si éblouissant le préjugé, que la critique ne lit pas, c’est à peine si elle enregistre – une politesse par-ci, une recension par-là, mais personne, jusqu’à présent, pour prendre réellement en compte l’enjeu de l’entreprise : venir, à la jointure des âmes, guetter les aimantations, les chutes, les lentes dérives, les osmoses, qui font notre part animale et disent la monstruosité de l’humain. Le moins « idéaliste » des romans. Pour parler comme Bataille : une fable métaphysique sur « les jeux de l’homme et de sa propre pourriture ».

Saint-Josse et ses chasseurs. Chasse à quoi, au juste ? Et si la vérité de cette chasse dont ils font leur beurre électoral était la chasse à l’homme ? Pas la peine d’aller chercher bien loin – mémoire, relents, spectres pâles, revenants – les fascistes d’aujourd’hui : ils sont là, bien vivants, tantôt s’en prenant à Cohn-Bendit, tantôt à Dominique Voynet ou encore, comme aujourd’hui, à un député plus obscur que l’on aura quasiment lapidé. Fascisme à visage cynégétique. Fascisme au goût de vinasse et de faisan. Il y a dans le Billetdoux, vous verrez, de quoi penser cette autre bestialité, cette violence.

La littérature sera morte, disait Mallarmé, le jour où, à la distinction de la poésie et de la prose, se sera substituée celle de la littérature et de ce qui n’est pas elle – en gros, le « reportage ». Peut-être y sommes-nous. Djian, de nouveau. Ou Bret Easton Ellis.

De Renaud Camus, il faudrait pouvoir dire deux choses, qui sont également et simultanément vraies. Écrivain, bien sûr ; et bon écrivain : et écrivain dont il serait navrant que telle opinion, même ignoble, suffise à disqualifier l’œuvre – ah ! l’éternelle jouissance de l’imbécile qui tient enfin sa bonne raison de ne pas lire un écrivain… Mais antisémite, tout autant ; clairement, incontestablement, violemment antisémite ; par quelle étrange pudeur résiste-t-on à qualifier ainsi quelqu’un qui, non content de compter les Juifs qui sévissent à Radio France, non content de souhaiter qu’un invisible quota vienne réduire ce nombre « inconvenant », ose écrire – et c’est, depuis Drumont et Maurras, l’énoncé même de l’antisémitisme français dans sa version la plus brutale – qu’il doute que des « Juifs, Français de première ou de seconde génération », puissent comprendre et exprimer la « quinzaine de siècles » qui ont fait « la France », sa « civilisation », sa « culture » ? Ne jouons pas sur les mots : bon écrivain ou pas, un homme capable de penser tout haut ce genre de saloperie est un antisémite avoué.

L’exercice du journal : littérature ou résistance à la littérature ?


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