Pas de guerre, donc, avec l’Irak. Pas de « victimes innocentes » ni de « bombardements aveugles ». Le premier réflexe est de se réjouir. Mais quel drôle de climat, en même temps. Quel soulagement étrange. Et, dans l’euphorie qui règne, dans ce concert de « on a gagné ! on a gagné ! » qui monte, depuis quelques jours, de toutes les capitales européennes, que de questions mal posées, truquées ou, tout bonnement, esquivées…

La nature, d’abord, du régime irakien. L’extrême férocité de sa dictature. Nous étions, nous sommes encore, si occupés à fustiger le « militarisme » de l’Amérique, son « impérialisme » revenu, voire la « légèreté » avec laquelle elle envisage les conséquences, pour les populations civiles, d’un bombardement ou de l’embargo, que nous en oublions presque l’évidence : il y a un responsable ultime, et un seul, des souffrances des populations en question, et ce responsable s’appelle Saddam Hussein… Saddam, l’affameur des pauvres. Saddam, le massacreur des Kurdes. Saddam, l’homme qui sourit dans les charniers et ne voit dans ses sujets qu’un formidable bouclier à l’abri duquel il sauve son pouvoir et sa peau. On peut avoir plus ou moins de sympathie pour Bill Clinton. On n’a pas le droit, au nom d’un « antiaméricanisme » aux relents toujours nauséabonds, de renvoyer dos à dos la « double terreur » de Washington et de Bagdad.

Pourquoi, d’ailleurs, Saddam a-t-il cédé ? Et qu’est-ce qui l’a finalement contraint d’ouvrir aux inspecteurs de l’Unscom ses « sites présidentiels » ? Je veux bien que l’on applaudisse au « talent » de Kofi Annan et j’ai été frappé, moi aussi, par la façon dont Hubert Védrine a su, d’un bout à l’autre de la crise, faire entendre la voix de la France. Mais, de grâce, ne soyons pas naïfs ! Ne laissons pas l’autosatisfaction nationale occulter l’essentiel – à savoir que, sans cette puissance américaine, sans la présence, dans le Golfe, des porte-avions de l’US Navy et sans sa détermination, surtout, à s’en servir, nos finesses diplomatiques n’auraient été que rodomontades et que l’aimable M. Annan n’aurait pas posé le pied sur le sol irakien. Saddam Hussein, comme tous les dictateurs, se moque des diplomates. Saddam Hussein, dans la plus pure tradition fasciste, ne respecte et ne respectera qu’un langage – celui de la force.

A-t-il vraiment cédé, d’ailleurs ? et sommes-nous si certains – par la menace ou la diplomatie, peu importe – de l’avoir fait plier ? Il faudrait, pour cela, que l’on ait confiance en sa parole ; or il est, chacun le sait, un chef d’État sans foi, sans loi et, donc, sans parole. Il faudrait être convaincu qu’il n’a pas mis à profit ces précieuses semaines de discussions et négociations pour déplacer ses armes de destruction massive ; et, au fond, qui en jurerait ? qui se portera garant du fait qu’il ne les a pas mises à l’abri et ne nous a pas, une fois de plus, possédés ? Il faudrait, surtout, être sûr qu’il n’a pas reconquis, pendant ces quelques jours, tout son crédit perdu dans le monde arabe : cette « place du Calife », vide depuis Kadhafi, Khomeyni ou l’ancien Arafat et qu’il est peut-être en mesure, tout laïque qu’il soit, de remplir à son tour. Et je ne parle pas enfin du fabuleux cadeau que viennent de lui faire les négociateurs occidentaux en annonçant que la levée des sanctions économiques est à l’ordre du jour : elle était, cette levée des sanctions, son vrai but de guerre depuis des années ; inconcevable il y a seulement huit jours, elle est, soudain, à portée de main – quel triomphe !

Supposons même qu’il soit désarmé. Admettons, un instant, qu’il ait perdu la capacité de bombarder Tel-Aviv, Riyad ou Koweit City. Est-ce assez pour parler de victoire ? Sommes-nous quittes de nos devoirs quand, en réduisant sa capacité de nuire à l’extérieur, nous lui laissons tout loisir de torturer, massacrer, voire gazer à l’intérieur ? Pis, en exigeant l’inspection de ses palais, mais pas de ses prisons, ni de ses salles de torture, n’est-ce pas, toutes proportions gardées, comme si, en 1939, nous avions dit à Hitler : « Auschwitz non, Dachau, oui ; pas touche à la Pologne ou à la Tchécoslovaquie, mais, en Allemagne, faites comme il vous plaira » ? C’est tout le problème, évidemment, de ces « guerres démocratiques » qui ne sont jamais (voir la Bosnie) que des guerres de containment. Mais, au moins, ne pavoisons pas. Et ne parlons pas de « victoire » quand, en renonçant à frapper, nous abandonnons un peuple aux caprices sanglants d’un psychopathe.

Un dernier mot. Il ne manquait – du moins en France – qu’une note au concert : celle de la franche infamie. Nous l’avons, grâce à Jean-Pierre Chevènement, cet incorrigible « ami » de l’Irak. « Même en 1940 » – déclare-t-il à propos de l’inspection, par les envoyés de l’Onu, des sites de stockage possibles d’armes chimiques et bactériologiques – « même en 1940, donc, les Allemands ont défilé sur les Champs-Élysées, mais ils n’ont pas regardé ce qui se passait sous le tombeau de Napoléon » (Le Monde, 26 février). Si les mots ont un sens – et, dans la bouche d’un ministre en exercice, ils en ont forcément un – ce sont les palais de Saddam qui sont la version moderne du tombeau de Napoléon et, plus grave, ce sont les représentants de Kofi Annan qui seraient comparables à la Wehrmacht défilant, en 1940, dans Paris. On en rit ? On en frémit. Ah ! ce parfum d’étrange défaite qui n’en finit pas de flotter dans l’air de ce pays…


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