Il faut avoir la mémoire courte pour oublier que le fascisme, en Europe, ne passe jamais par la rue, mais par les urnes : Hitler et von Papen, Mussolini et la droite conservatrice italienne.

Il faut avoir la mémoire courte pour, quand on est gaulliste, oublier que MM. Mégret, Gollnisch ou Le Chevallier sont les héritiers des gens qui, il y a trente ou cinquante ans, au moment de la guerre d’Algérie ou de l’Occupation, tiraient sur les gaullistes, les torturaient, les menaient au martyre.

Il faut avoir la mémoire courte pour ne pas voir que le FN n’a, toutes tendances confondues, qu’un objectif stratégique, une obsession : vaincre, non la gauche, mais la droite ; casser, non les « socialo-communistes », mais cette France « républicaine » et « modérée » dont ils rêvent de mettre les caciques à genoux ; n’est-ce pas ce qu’a littéralement dit Jean-Claude Martinez, « facho de service » (sic), au soir de l’élection en Languedoc-Roussillon : « le RPR est à genoux, je n’ai qu’un regret : J’aurais voulu que Jacques Blanc demande pardon »… Pauvre Blanc !

Il faut avoir la mémoire courte, et une idée de soi-même bien misérable, pour se mettre, comme Millon, en situation de se faire ridiculiser, humilier, rappeler à l’ordre par ses nouveaux parrains : Le Pen réclamant déjà sa démission ; Gollnisch racontant, goguenard, le détail d’une entrevue qu’il voulait, piteusement, dissimuler ; pauvre Millon ! pauvre malin qui n’avait pas compris qu’un pacte avec des gens pareils ne sera jamais un pacte secret !

Il faut avoir la mémoire courte, ou être effroyablement naïf, pour ne pas savoir que, lorsqu’on traite avec des maîtres chanteurs, c’est toujours aux maîtres chanteurs que revient le dernier mot : Le Pen encore, moquant, avec une incroyable insolence, « ceux qui disent avoir obtenu les voix du FN sans son accord » et qui « sont un peu comme les dames de petite vertu qui disent, en faisant le trottoir, qu’elles sont encore vierges ». Et dire que ce sont ces benêts qui prétendaient, « comme Mitterrand » (re-sic), souper avec le diable…

Il faut avoir la mémoire courte pour, quand on se dit « libéral » et que l’on a, des décennies durant, fustigé, à juste raison, l’alliance avec les communistes, s’autoriser de ce précédent pour justifier l’alliance d’aujourd’hui. De deux choses l’une, chers républicains de l’UDF ; ou bien vous disiez, à l’époque, n’importe quoi, et vous trompiez vos électeurs ; ou bien vous pensiez vraiment que tendre la main à des « totalitaires » était une infamie, et on comprend mal au nom de quelle logique vous vous réclameriez de cette infamie pour en inaugurer maintenant une autre…

Il faut avoir la mémoire courte pour ne pas voir que le baiser des fascistes est toujours un baiser de la mort : pour ceux qui en doutaient, les électeurs de l’Oise, du Gers, du Nord, du Puy-de-Dôme, des Pyrénées-Orientales, du Finistère, de l’Essonne viennent de confirmer la loi d’airain – n’est-ce pas dans les cantons où la droite avait, une semaine plus tôt, vendu son âme qu’elle perd ses voix et mord la poussière ?

Il faut avoir non seulement la mémoire, mais l’intelligence et les idées courtes pour ignorer qu’il y a, en France, tout un électorat centriste et, lui, réellement libéral qui, de sondage en sondage, rappelle qu’il ne veut à aucun prix de compromis avec le FN : le compromis serait-il noué qu’ils seraient dix, quinze, peut-être vingt pour cent à déserter la maison commune et à donner donc, mécaniquement et pour longtemps, le pouvoir à la gauche.

Il faut avoir la mémoire courte pour ne pas vouloir entendre, à l’inverse, que c’est la fermeté républicaine, le divorce avec l’extrémisme, le refus de passer avec lui quelque accord que ce soit, qui a donné à la droite ses seuls victoires récentes : législatives de 1993, présidentielle de 1995.

Il faudrait avoir la mémoire courte, et l’âme basse, pour n’être plus capable d’entendre qu’un seul discours : non pas « s’allier avec le FN est immoral, ceux qui le font se déshonorent » ; mais « s’allier avec le FN est suicidaire ; ceux qui s’y risquent sont assurés de perdre ».

Il faudrait avoir la mémoire courte encore pour – soyons juste – oublier la part de responsabilité de la gauche dans la banalisation des thèmes du FN, puis dans l’accoutumance des électeurs aux jeux pervers de l’alliance : n’est-ce pas à elle, la gauche, que l’on doit l’introduction de la proportionnelle dans les élections législatives et régionales en 1986 ? n’a-t-elle pas eu, elle aussi, ses vingt ou vingt-cinq députés élus, l’année dernière, avec les voix du Front national ? et M. Soisson était-il moins coupable quand, au moment des précédentes régionales, il était « de gauche » mais acceptait déjà l’appoint des lepénistes ?

Il faut avoir la mémoire courte, enfin, pour ne pas saluer les quelques hommes qui, tout au long de cette semaine tragique, ont montré le chemin de l’honneur – à commencer, bien sûr, par le président Chirac. Un ton. Une force. L’appel au sursaut et à la conscience de chacun. En quelques mots, tout était dit. C’était comme si l’essence même du gaullisme apparaissait. C’est si simple, au fond, de dire non.


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