Le président Zeroual obtient de rencontrer Jacques Chirac – et d’une ! il gagne, ce faisant, une reconnaissance internationale inespérée. Le président Zeroual annule la rencontre avec Jacques Chirac – et de deux ! il récolte avec ce second geste la gratitude de ceux que le premier avait heurtés. On aurait tort d’en vouloir au président Zeroual. Il applique à la lettre les lois de la communication moderne. Il prouve qu’il a retenu les leçons de la nouvelle démocratie virtuelle. Pourquoi aurait-il vraiment vu son homologue français dès lors qu’il avait empoché le bénéfice de la rencontre virtuelle ? Pourquoi n’aurait-il pas fait comme n’importe quel présidentiable français qui sait que l’on ne gagne qu’en saturant l’espace des possibles ? Au diable la morale… Tant pis pour les victimes, elles, bien réelles, du terrorisme… Et dommage que le président français semble avoir, lui, perdu la main…

Dans La fin de l’innocence, le livre que Stephen Koch consacre à la grande manipulation stalinienne des années 30 et 40, il y a une très belle idée : celle d’un système de corruption qui ferait fond, non plus sur ce qu’il y a de plus vil (la vanité, l’ambition, le goût de l’argent ou même du pouvoir), mais sur ce qu’il a de plus beau, j’allais presque dire de plus saint, en chacun (la tentation, pour dire vite, de l’absolu, de l’idéal, de la justice). On peut, autrement dit, manœuvrer les hommes en les achetant ; mais on peut – et c’est ce que firent ces staliniens – jouer sur leur part la plus noble, la plus désintéressée. Question d’hier, mais aussi d’aujourd’hui : qu’est-ce qui est plus odieux et, surtout, plus efficace : corrompre par le bas ou par le haut ? tabler sur nos vices ou sur nos vertus ? prendre appui sur notre part d’infamie ou sur notre désir de pureté ?

Cinquantenaire de l’Onu à New York. Trois « witz », trois « traits d’esprit » qui, à des titres divers, trahissent l’époque et créent le malaise. Le fou rire de collégien de Bill Clinton quand Eltsine, probablement ivre, insulte les journalistes (façon de dire : « sacré Boris ! il dit tout haut à ces chiens ce que je pense, moi, tout bas, depuis tant d’années ! »). La familiarité de Chirac lançant au même Eltsine, en ouverture de leur conférence de presse commune, son étrange « c’est toi qui commences » (est-il digne du président de la République française de tutoyer le kagébiste recyclé qui présidait, la veille encore, au massacre des Tchétchènes ?). Et puis enfin, le singulier ballet des présidents de la General Motors, Reebok, Sears, j’en passe sûrement, autour d’un Fidel Castro, sage comme une image, et promu au rang de quasi-vedette de cette rencontre (la perspective de la levée des sanctions ? l’avant-goût du juteux marché cubain ? sûrement oui ; mais le malaise venait, aussi, de cette jouissance obscène que l’on devinait : toucher, oui, simplement toucher, l’un de ceux qui auront incarné la criminelle horreur du siècle et dont on voudrait tant, avant la braderie finale, consacrer, éterniser, empailler la vivante dépouille).

« Pourquoi Clemenceau ? Pour rien. Parce qu’il me plaît. » Ce sont les premiers mots de Cœur de Tigre, le nouveau livre de Françoise Giroud. « Pour rien », vraiment ? Pour une fois, je ne la crois pas. Et je la soupçonne, en fait, de deux arrière-pensées. La première : nous donner à admirer, et peut-être à aimer, l’un des rares hommes qui, avec Churchill et Charles de Gaulle, auront perpétué, au XXe siècle, la noble tradition du « gouvernement » conçu comme un « art » et une « morale » – dans la France du procès Tapie, dans celle de Monsieur Juppé, ce retour à Clemenceau, cette transfusion à haute dose de clémencisme, sont-ils vraiment du luxe ? La seconde : peaufiner un autoportrait commencé à travers les biographies d’Alma Mahler, Marie Curie, Jenny Marx, et qui trouve ici, avec cette évocation du « Tigre », sa touche la plus décisive – j’aime qu’au terme de ce livre brillant, tour à tour drôle et bouleversant, bourré d’anecdotes savoureuses et de clins d’œil à notre temps, Françoise confesse que, de tous les courages, le courage politique est à la fois le plus essentiel et le plus rare…

Onu encore. La photo-souvenir de cent-quatre-vingt-quatre chefs d’État. J’imagine la scène. J’imagine le photographe qui dispose son petit monde, comme on dispose des mauvais figurants. Les grands derrière, les petits devant. Les proximités calculées… Ceux qui, au contraire, ne voulaient, ni ne pouvaient, côtoyer… Attention à ce que le Sénégalais ne me cache pas l’Italien… Gare à ce que l’émir du Qatar n’ait pas l’air trop dissipé… Je vous en supplie, Monsieur Mobutu ! pouvez-vous interrompre, cinq minutes, cette passionnante conversation avec votre camarade du Zimbabwe ? Silence, Cheikh Jaber… Souriez, Benazir Bhutto… Ah ! non, cela ne va pas, Monsieur Diouf est trop grand… Hussein de Jordanie, trop petit… Je ne vois pas Monsieur Havel qui, par ailleurs, a l’air trop triste… Svp, Monsieur Castro, restez à côté de Monsieur Havel, je trouve ça, au contraire, très amusant… Et où est donc passé Monsieur Bongo ? Et Monsieur Eltsine ? Je ne peux pas faire la photo si Monsieur Eltsine ne tient pas en place ! La séance a pu durer une heure. (Peut-être seulement une demi-heure : mais je me rappelle la photo de famille des écrivains organisée par le mensuel Lire, l’année dernière, et qui avait duré une heure – pourquoi les chefs d’État seraient-ils plus rapides, ou plus dociles, que les écrivains ?) Pendant une heure, donc, un modeste photographe a tenu ces hommes en son pouvoir. Pendant une heure, la planète entière aura été tenue en respect par la seule force d’un objectif. La fable est belle. Elle dit la folie du temps.


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