Peu suspect d’indulgence à l’égard d’Alain Juppé, je n’en suis que plus à l’aise pour saluer la fermeté de ses prises de position récentes face à la montée du Front national. Que le parti de Le Pen soit un parti « antisémite, raciste et xénophobe », on le savait certes déjà. Qu’il le pense, lui, Juppé, que telle soit sa certitude intime et qu’il n’ait, en conscience, guère varié sur la question, on peut lui en faire aussi crédit. Mais qu’il le dise aujourd’hui, qu’il le fasse avec cette force, que le Premier ministre en exercice rompe avec la langue de bois pour déclarer la guerre à un parti dont chacun sait qu’il chasse sur les mêmes terres électorales que lui, voilà un geste à la fois décisif et courageux – le geste d’un grand républicain et, peut-être, d’un homme d’État. Une fois de plus cette évidence, qu’enseigne un siècle d’histoire de l’Europe et dont le maire de Bordeaux s’est peut-être souvenu : c’est la « gauche » qui, le plus souvent, défile aux cris de « le fascisme ne passera pas » ; mais c’est de la « droite » que, en réalité, tout dépend – chaque fois qu’elle a cédé, le fascisme est passé ; c’est quand elle a tenu bon, quand elle lui a résisté et qu’elle lui a opposé ses propres valeurs, qu’il a fini par être défait.
Secrets et mensonges, le film de Mike Leigh, Palme d’or au dernier Festival de Cannes. Tout le monde a commenté l’admirable scène du café – long plan-séquence très simple, sans mouvement de caméra, où deux femmes, assises côte à côte, conversent et se découvrent. Confidence, aujourd’hui, de l’auteur : cette scène si simple, si criante de « naturel » qu’on la dirait improvisée, il lui a fallu cinq mois de répétitions pour la mettre au point et la tourner – cinq mois de mensonge pour que les deux actrices adviennent à leur vérité.
Le pape : « c’est quand la nuit nous enveloppe que nous devons penser à l’aube ». C’est, presque au mot près, une citation des Pensées de Pascal. Réminiscence ? Message crypté ?
Papon enfin jugé pour crimes contre l’humanité. On pense au ministre du Budget de Giscard. On se rappelle les longues années où il fut ce libéral bon teint, convenable, recevable, dont nul ne s’étonnait qu’il appartînt au paysage politique français. Et il est difficile alors de ne pas rendre justice, une fois n’est pas coutume, à l’époque : non pas en perte de lucidité, mais en progrès ; non pas, comme on le répète mécaniquement, zappeuse, oublieuse, frivole mais travaillant sur sa mémoire ; non pas le refus du deuil mais peut-être, et enfin, le début de son accomplissement.
Réédition, en Folio, de l’Histoire de la peinture en Italie de Stendhal. Plus de sept cents pages bien serrées. Presque une encyclopédie. Or quand, entre les grands et les petits maîtres, les fameux et les obscurs, je cherche le nom de Piero della Francesca, « mon » peintre renaissant, je ne le trouve quasiment pas. Une ou deux mentions, en passant. Des allusions brèves. Comme si l’inventeur de la peinture moderne, l’ancêtre lointain du cubisme, l’auteur admirable de la « Crucifixion » et de la « Madonna del parto » n’existait littéralement pas aux yeux du plus averti des historiens d’art de cette époque. Mystère de cette transparence. Énigme de cette disparition. Ce qui fait qu’un artiste peut s’effacer d’un siècle, s’occulter, devenir comme invisible ou s’y inscrire à l’encre sympathique – avant bien entendu, mais au siècle suivant, de réapparaître et de triompher. Relire, sur ce point – c’est-à-dire sur les « effets de structure » qui dessinent, en un temps donné, le champ du visible et de l’invisible – les indépassables pages de Louis Althusser dans Pour Marx.
Revu La règle du jeu de Renoir : ce noir et blanc qui donne le sentiment de la couleur. Tombé, immédiatement après, sur le téléfilm français que, par charité, je ne nommerai pas : cette débauche de couleurs fluo, faussement lumineuses, qui laissent, le film fini, une étrange impression d’atonie. Comme dit Delacroix dans son Journal, réédité par Plon : l’art – le grand art – de faire de la couleur avec du gris.
Le « Front républicain » l’emporte sur le « Front national ». On respire. On se dit : « ouf ! un sursaut ! un refus unanime ! un barrage ! » Mais, aussitôt après, on se reprend : car le fait même que l’on en soit là, le fait que l’on ait besoin de cette coalition républicaine et que le parti de Jean-Marie Le Pen puisse prétendre, à l’inverse, s’opposer à elle et la récuser, n’est-il pas plus inquiétant encore ? Imaginons une élection nationale sur le modèle de ces élections locales. Imaginons une France où l’on aurait, d’un côté, la droite et la gauche confondues dans le même vertueux refus – et, de l’autre, les bataillons de la rancune et de la haine menés par Le Pen ou un autre. Alors ils auront gagné. Car ils apparaîtraient enfin pour ce qu’ils prétendent être depuis dix ans : l’alternative à un « établissement » perdu pour la vraie politique.
Stendhal encore. Le « grand style » est-il réellement, le plus « naturel » – celui qui épouse la « pente » de son auteur ? Bien plus passionnants me semblent – y compris, d’ailleurs, dans les meilleures pages de l’Histoire de la peinture en Italie – les moments où un artiste prend, consciemment ou non, le pari inverse. Remonter le courant des mots. Aller à contre-courant de ses propres mots.
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