Je mettais en garde, la semaine dernière, contre les dangers de l’amalgame entre islam et islamisme. Je voudrais attirer l’attention, aujourd’hui, sur trois autres erreurs, trois autres amalgames, qui font, eux aussi, l’air du temps et ne sont pas moins périlleux.
L’idée, d’abord, d’un inévitable enlisement des Américains dans un Afghanistan sur lequel d’autres – Anglais… Soviétiques… – se sont, avant eux, cassé les dents. Tout est possible, bien entendu. Y compris, en effet, un scénario-catastrophe du type de l’opération « Restore Hope » en Somalie. L’erreur, cela dit, serait d’établir un parallèle avec l’intervention de l’Armée rouge en 1979, qui n’a, elle, rien à voir. Les Soviétiques venaient pour envahir et rester ; les Américains viendraient pour démanteler un réseau terroriste. Les Soviétiques faisaient la guerre à toute une société ; les Américains la feraient à un régime, celui des talibans, dont nous savons qu’il est, lui, pour le coup, un quasi-pouvoir d’occupation, imposé par le tuteur pakistanais et haï par l’immense majorité des Afghanes et des Afghans. Les Soviétiques avaient face à eux – tous ceux qui, à l’époque, firent le voyage à Peshawar, puis en Afghanistan, s’en souviennent – l’union sacrée de toutes les forces vives du pays ; les Américains pourraient compter, à l’inverse, sur l’appui moral et militaire des héritiers de la moitié desdites forces, l’Alliance du Nord de feu le commandant Massoud. Bref, l’Armée rouge apparaissait, à juste titre, comme une armée coloniale, venue écraser une population sans défense et qui résistait ; les commandos de rangers américains et de SAS britanniques, s’ils parvenaient à chasser les taliban, apparaîtraient, eux, au contraire, comme une force de libération – ils seraient perçus et reçus, dans toute une partie du pays, comme des sauveurs ; leur victoire sur Ben Laden et sur Mollah Omar signifierait ni plus ni moins que la délivrance du peuple afghan.
L’antiaméricanisme. Il est vrai que, pour l’heure, la solidarité avec les victimes du World Trade Center semble sans faille et que, des chefs de gouvernement aux leaders d’opinion, un consensus semble s’être établi pour ne pas faire aux terroristes le cadeau de nos dissensions. Mais en même temps… Ces petites phrases, ici ou là, sur l’« arrogance » américaine…. Ces très légères prises de distance – bien arrogantes, elles, pour le coup – à l’endroit de la supposée brutalité d’une riposte dont, en réalité, nous ne savons rien… Les mines entendues des stratèges de café du commerce et des éternels Norpois (il y a, dans Proust, des portraits désopilants de ces chroniqueurs militaires du dimanche), que Bush, sic, « ne rassure pas »… Toutes les belles âmes qui, mélangeant tout, et confondant deux combats qui n’ont rien à voir, disent leur haine du serial killer des couloirs de la mort texans et concluent que, à cet homme-là, il est exclu d’accorder la moindre confiance… Et puis, pis encore, plus sournoises et, pour le coup, proprement abjectes, ces analyses que l’on commence d’entendre sur ce qui, dans la politique américaine de ces dernières années, a pu produire les frustrations, les colères, voire les révoltes débouchant, aujourd’hui, sur le viva la muerte des kamikazes. A ceux que ce petit jeu pourrait tenter, faut-il rappeler qu’il y a des manières d’expliquer qui ne font que justifier et légitimer ? Faut-il leur rappeler aussi, à ceux-là, que l’antiaméricanisme de principe est, dans la France de Maurras et Doriot, à gauche comme à droite, un des thèmes de prédilection de la culture antidémocratique ?
Et puis Israël, enfin. Que la politique d’Israël ne soit, pas plus que celle des États-Unis, irréprochable, cela va sans dire. Que l’Etat israélien comme tel ait commis, dans le passé récent, des fautes graves, je n’ai, ici même, cessé de le répéter. Et je crois même, pour ma part, qu’en « benladenisant » Arafat, en s’opposant à maintes reprises, comme il l’a fait, à ce que son ministre des Affaires étrangères le rencontre, Ariel Sharon a fait la preuve, une fois de plus, qu’il n’est pas l’homme d’Etat que, en la circonstance, mérite la démocratie israélienne. Mais fallait-il pour autant, comme l’ont fait nombre de commentateurs, nous dire, le jour même de l’attaque contre les Tours, qu’elle était une réponse au blocage du processus de paix ? Fallait-il, pour un acte de guerre dont la préparation exigea des mois sinon des années, laisser entendre, voire déclarer, qu’il était une riposte à la liquidation, quelques jours plus tôt, du chef du FPLP ? Et que penser enfin de ces autres Norpois qui commencent de nous expliquer – à mi-voix pour le moment ; mais le ton monte… – que la clé du problème se trouve au Proche-Orient et que cette clé, c’est l’« intransigeance israélienne » ? Factuellement, c’est inexact : il suffit de lire les fatwas de Ben Laden pour comprendre que sa haine vise, bien au-delà d’Israël, l’Occident en général et le matérialisme démocratique en particulier. Pour ceux qui ont de la mémoire et des réflexes, c’est, surtout, une rengaine tragiquement familière : Céline ne disait pas autre chose quand, dans L’école des cadavres et Les beaux draps, il stigmatisait la figure du Juif fauteur de guerre précipitant le monde dans la tourmente.
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