Retour à Paris. Dépressionnisme généralisé. Chacun chez soi et chacun pour soi. Fausses querelles. Ruptures moroses. Camisole de préjugés et de ressentiments emprisonnant l’idéologie journalistique. Cette injonction de « débattre » par exemple, cette façon, à la télévision, de faire d’un soi-disant « débat » l’alpha et l’oméga du Spectacle contemporain. Est-ce moi qui n’étais pas là ou la fameuse « rentrée » qui, cette année, n’en finit pas de commencer ?

Indigènes. D’où vient, malgré la justesse de la cause, le léger malaise que l’on ressent face au film de Rachid Bouchareb et face aux déclarations, parfois, de son quatuor d’acteurs ? Les bons sentiments, bien sûr. Cette avalanche de bons sentiments avec lesquels, la chose est prouvée, on ne fait pas plus de bonne politique que de bonne littérature. La vision caricaturale de ces officiers pieds-noirs ou métropolitains envoyant à la boucherie les grands-parents des beurs d’aujourd’hui. Ou ces informations inexactes – or l’exactitude est, dans ce genre d’affaires, une vertu non seulement intellectuelle mais morale – que les grands médias reprennent en boucle et qui leur font dire par exemple que l’on aurait, à la Libération, omis de célébrer l’héroïsme des tirailleurs d’outre-mer. Et s’il y avait là une autre bigoterie ? Une autre bien-pensance ? Et si elle était, cette bien-pensance, à maints égards, le revers de l’autre : celle qui, la saison dernière, voulait réhabiliter « les aspects positifs de la colonisation » ?

L’annonce de la mort d’Oussama ben Laden. Au- delà des faux débats, le temps des fausses informations. Ou, plus exactement, ce drôle de temps où l’on feint de se passionner et où, de fait, l’on se passionne pour une information dont chacun sait primo qu’elle est certainement fausse et, qui plus est, manipulée (par Moucharraf à la veille de sa visite à Washington ? par Bush à l’avant-veille de la « mid-term election » où son parti joue son va-tout ?) ; secundo qu’elle n’aurait, si elle était vraie, aucune espèce de sens quant à l’état précis d’une organisation qui n’est plus, depuis longtemps, qu’une mouvance vague, sans contour ni chefferie, franchisée (que veut-on sauver quand on agit ainsi ? les futurs morts des futurs attentats ? ou l’idée que l’on se fait d’un terrorisme à l’ancienne, rassurant pour la raison politique, opiniâtre mais contrôlable ?).

La grande affaire du moment – celle qui, en tout cas, semble passionner les foules au moins autant que les querelles d’investiture au sein des partis de gouvernement : telle responsable socialiste, photographiée en bikini à la une de VSD, est-elle fondée à crier au crime de lèse-royalité ? tel autre, que l’on a connu voué à de plus nobles causes, a-t-il donné sans donner, ou pas donné du tout, ou à moitié donné seulement, une interview et des photos au magazine Gala ? sans parler de la grande et belle querelle des partisans de « voici mon programme » et de ceux de « mon programme c’est Voici »… Où l’on passe, comme disait Muray, des commissaires du peuple aux commissaires du people.

Contre le nihilisme ambiant, contre ses passions grises et faibles, face au grand cadavre vague de ce que furent et la politique et la morale, on fait quoi ? On écrit ou on vit ? On prouve par les livres, la théorie, etc. – ou on réagit par une façon d’être, d’exister et, comme disait Nietzsche, de danser ? C’est la question posée par le plus prometteur des jeunes penseurs contemporains, Mehdi Belhaj Kacem, dans un livre d’entretiens avec Philippe Nassif intitulé Pop philosophie (Denoël). On vit, bien sûr, répond-il. On ne perd pas son temps à fabriquer des thèses et des livres antinihilistes et, donc, on vit. Sauf qu’à ceux qui le prenaient au mot lorsqu’il disait ne plus pouvoir croire qu’à un dieu qui saurait danser, Nietzsche justement répondait : « une jambe n’est pas une aile ».

Parmi les émotions – tout de même – de la semaine, le Marie Stuart de Wolfgang Hildesheimer, mis en scène par Didier Long au Théâtre Marigny. Le texte n’est peut-être pas à la hauteur de ses brouillons glorieux (Stefan Zweig, Schiller…). Mais il y a là une Adjani énigmatique et simple, insoucieuse d’elle-même et, pourtant, très belle – admirable dans ce théâtre de la cruauté où elle joue, à la fois, le couteau, la plaie, la tête sur le billot et le billot, le pourpre et le blanc, la machine infernale, sa vérité et celle de la reine morte, la distance et le gros plan, sa propre chair faite lumière, sa voix. J’entends Daniel Toscan du Plantier, au moment des Sœurs Brontë, il y a vingt-cinq ans : « vous verrez, ce sera notre dernière vraie tragédienne ».

S’y prendre avec six ans d’avance pour fêter, à Utrecht, le 300e anniversaire des traités du même nom : l’idée pouvait sembler bizarre ; l’exercice fut d’ailleurs, à maints égards, périlleux ; mais enfin, venir parler du passé et du futur de l’Europe dans la ville de Descartes, dans celle de Leibniz inventant et le pamphlet et la diplomatie européenne moderne, dans celle, enfin, où Spinoza vint à la rencontre du prince de Condé pour dire le point de vue des libéraux hollandais – voilà qui m’a changé de la scène intellectuelle sus-décrite.


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