Nouvelles de Sarajevo. Mon vieil ami Jovan Divjak, le seul colonel serbe de l’armée yougoslave à avoir refusé, en avril 1992, de suivre ses collègues sur les collines, l’incarnation de la résistance bosniaque, le héros, l’image même de cette Bosnie cosmopolite qui dit non, dès le premier jour, au partage ethnique et à ses procédures purificatrices, mon cher Divjak, le personnage de Bosna !, l’homme que j’ai suivi, la caméra au poing, dans les tranchées autour de la capitale martyre, cet homme-là, donc, reçoit la Légion d’honneur des mains du général français Roger Duburg, que j’ai un peu connu, lui aussi, aux heures noires du siège de la ville. Émotion. Nostalgie.

Fallait-il, à Belgrade, laisser le temps au temps, ne pas heurter les Serbes, accompagner leur lent et patient travail de prise de conscience et de deuil ? C’était l’avis de la France. Ce n’était pas celui des États-Unis. Or ce sont les États-Unis qui, semble-t-il, avaient raison puisqu’on annonce bel et bien le transfert prochain à La Haye de Slobodan Milosevic. Fin des atermoiements. Un pas dans la direction de la justice et de la morale. Vertu, une fois de plus, de la pression, de la sanction, du chantage en politique internationale. Mais que de temps pour l’entendre ! Combien de désastres et de morts ! En faudra-t-il autant avant de comprendre que l’homme que Jacques Chirac vient, cette semaine, de recevoir avec les honneurs de la République, le Syrien Bachar el-Assad, est un voyou d’Etat, un assassin ?

Avec Jean-François Kahn, c’est bien simple : à propos de la Bosnie, de la Serbie, mais aussi du reste, de tout le reste, de toutes les grandes questions au sujet desquelles il nous est donné, l’un et l’autre, semaine après semaine, de nous exprimer, je suis presque toujours en désaccord et son avis est même devenu, pour moi, un marqueur infaillible, une boussole à l’envers, la claire indication, dans les moments de doute, du parti à ne pas prendre.

Surprise, alors, de ce livre, Moi, l’autre et le loup (Fayard), que j’hésitais à lire, mais qui me passionne et qui tourne autour de quelques-unes des questions qui, moi aussi, m’obsèdent : ce qui fonde le lien social… pourquoi il y a du lien plutôt que rien… les jeux de soi et de l’autre… l’impossible conjonction des égoïsmes… leur échange inégal et énigmatique… la malencontre… le malentendu… Je connaissais l’expérience inverse : des gens, au moment de la Bosnie justement, avec qui j’étais en désaccord philosophique mais dont me rapprochait un engagement politique. Voici quelqu’un dont me sépare la politique (ainsi que, plus important, le style), mais qui se pose les mêmes questions philosophiques. Étrange.

Quand Mitterrand parlait à Benamou (Jeune homme, vous ne savez pas de quoi vous parlez, Plon) des « rôdeurs » qui n’en finissaient pas de tourner autour de lui pour lui rappeler son passé vichyssois, savait-il qu’il employait le même mot – « Verfoler », les « harceleurs », les « persécuteurs »… – que Jünger, l’un de ses écrivains préférés, au moment où Victor Farias, en 1994, exhuma son texte antisémite de 1934 ? Le même Jünger dont je trouve par parenthèse, dans le livre de Frédéric de Towarnicki (Ernst Jünger, récits d’un passeur de siècle, éditions du Rocher), cette phrase terrible qui, à elle seule, devrait faire taire l’imbécile légende de l’officier sensible et lettré, élégant, fondamentalement antinazi : « la Nuit des longs couteaux, comme la Nuit de cristal, m’ont été insupportables ; même en des temps dangereux, les choses devraient se dérouler dignement. » Nuit des longs couteaux et Nuit de cristal, même combat ? Et qu’est-ce qu’une Nuit de cristal qui se serait déroulée « dignement » ?

De mon vieil ami Christian Jambet, qui préfaça naguère le livre de Farias sur le passé politique de Heidegger, de cet ex-mao, coauteur du livre – L’ange – qui, dès 1975, donna le coup d’envoi au mouvement des « nouveaux philosophes », de ce penseur exigeant et secret qui est devenu, en fidélité à son maître Henry Corbin, l’un de nos meilleurs spécialistes de la philosophie en islam, cette étonnante interview recueillie par Jean Birnbaum pour Le Monde de ce mardi. La tragédie d’un islam ossifié dans le légalisme des intégristes… La misère d’une orthodoxie qui, chez les talibans, tend à faire de Dieu une nouvelle idole… Le caractère sacrilège, du point de vue même du Coran, de la destruction des bouddhas de Bamiyan… Qu’il y a, en islam, toute une tradition qui fait de Dieu une source, non de violence, mais de liberté créatrice, de résistance… Qu’il n’est pas vrai qu’il soit ordonné d’abaisser, humilier, voiler les femmes et que leur visage même est, dans la poésie mystique persane, une sorte de médiation en direction du dieu caché… Tout cela est à lire, relire, méditer, en ces temps où, là aussi, triomphent l’approximation, les formules toutes faites et, en l’espèce, les caricatures obscurantistes. Grandeur de l’islam quand il se met, comme ici, à l’heure des Lumières.


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