Assistons-nous, au Kosovo, à un début de « génocide » ? Je n’en sais rien. Nul n’en sait rien. Et il faut manier ce genre de mots avec la plus extrême prudence. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’on voit s’opérer, sur fond de massacres, de crimes de guerre à grande échelle, peut-être de crimes contre l’humanité, une déportation des populations comme on en avait rarement connu dans l’histoire moderne des despotismes. Des centaines de milliers de réfugiés en Albanie, en Macédoine et au Monténégro. Des centaines de villages détruits. Et Pristina devenue, au dire des rares témoins, une cité fantôme. Les Khmers rouges avaient su, il y a vingt ans, vider une ville en quelques heures. Les purificateurs ethniques de Milosevic, si on ne les arrête pas, feront mieux, pulvériseront le record : un pays en quelques jours.

Une guerre est toujours abominable. Mais enfin il y a des lois de la guerre. Et la première, la plus ancienne de ces lois, est de répondre militairement à une attaque militaire. Milosevic n’en a cure. Et quand les aviateurs de l’Otan bombardent ses casernes, ce n’est pas sur eux qu’il exerce sa riposte, c’est sur les femmes, les enfants, les hommes démunis de Pec et de Klina. Ce n’est certes pas la première fois – cf. la Bosnie – que l’on prend ainsi des civils en otages. Mais c’est la première fois qu’on le fait de manière aussi systématique – c’est la première fois qu’un chef de guerre ne prend même plus la peine, ou si peu, de faire décoller ses avions et de faire donner sa DCA, puisqu’il s’en prend directement, exclusivement, aux populations civiles désarmées. Cruauté calculée. Mais aussi insigne lâcheté d’une armée que l’on nous a toujours présentée – quelle dérision ! – comme l’héritière de la guerre antinazie…

Autre « nouveauté » par rapport à la guerre en Bosnie : l’implication directe de la Serbie, de ses troupes, de ses forces spéciales de police, de ses criminels de droit commun libérés pour la circonstance, dans des opérations de « nettoyage ». En Bosnie, le doute subsistait. On pouvait croire – on tentait de nous faire croire – que les stratèges de la purification ethnique s’appelaient Mladic ou Karadzic. Aujourd’hui, les Mladic et les Karadzic sont à Belgrade. Ils ne s’appellent plus ni Mladic ni Karadzic, mais Milosevic. Le chef d’É tat Milosevic tombe, autrement dit, le masque – et tombe, aussi, ce faisant, sous le coup d’une loi internationale que tente d’appliquer, avec beaucoup de dignité, le TPI de Mme Louise Arbour à La Haye. L’idée même de « négocier » avec ce criminel de guerre a-t-elle, dans ces conditions, toujours un sens ? Pouvons-nous continuer de répéter que le « président Milosevic » peut, « à tout moment », arrêter les frappes et sauver son pouvoir ?

Une phrase en tout cas qu’on aimerait pouvoir ne plus entendre : « ce sont les frappes qui sont responsables du désastre humanitaire sans précédent, etc. ». Primo, un massacre de civils par une armée déchaînée n’est pas un « désastre humanitaire sans précédent ». Secundo, tous les témoignages de réfugiés décrivent un processus où l’on voit la soldatesque serbe encercler les zones, les affamer, brûler les villages, trier les habitants, mettre les survivants dans des camions et les jeter à travers une frontière préalablement déminée – comment croire, après ces récits, à des exactions improvisées ? comment ne pas admettre que l’on a affaire à un plan longuement mûri ? comment oser, encore, prendre l’effet pour la cause et ne pas voir l’enchaînement réel des choses : une répression qui dure depuis des années, qui s’intensifie, il y a quelques semaines, quand les émissaires de Milosevic feignent de négocier à Rambouillet, et qui n’attendait, en fait, qu’un prétexte pour atteindre son paroxysme – et puis, en réponse, les frappes de l’Otan ?

Des frappes aériennes suffisaient-elles ? Et quand on a, en face de soi, des gens qui, village après village, rue par rue, font la guerre au couteau, au kalachnikov, à la grenade, peut-on se contenter d’anéantir des stations radar en Serbie ou des quartiers généraux de police ? C’est une autre question. Et il convient d’y répondre, là aussi, avec beaucoup de prudence. Sur le principe, je m’en tiens à l’avis des « anciens » de Bosnie, les généraux Cot, Rose et Morillon, tous favorables à l’envoi de troupes au sol. Quant aux modalités, on a le choix entre diverses options. Libérer le Kosovo ? Lancer des opérations commando pour désencercler un village promis à la dévastation ? Avancer de cinq ou dix kilomètres, depuis la Macédoine, pour créer une zone tampon qui permette à tout le moins de refuser le fait accompli et de maintenir le peuple kosovar à l’intérieur de ses propres frontières ? N’en déplaise aux éternels tenants du tout ou rien, il y a aussi plusieurs « phases » possibles sur l’échelle de cette intervention terrestre. Une seule certitude : c’est sur leur sol, là où ils meurent et désespèrent, qu’il faut secourir les hommes et les femmes du Kosovo.


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