Élections ternes. Sans relief. Comme si les grands partis tardaient à s’ébrouer. Comme si la machine à croire, choisir ou même débattre ne parvenait pas à démarrer. Et partout, confirmé par les sondages, le même désenchantement d’un peuple s’avisant de la nouveauté de l’époque : une temporalité neutre, sans ruses ni surprises, dont il n’y aurait, pour la première fois, rigoureusement rien à attendre. Sagesse de la période ? Ou, comme d’aucuns nous l’annoncent, prodrome du désespoir ?

Autre façon de dire les choses. Ce désenchantement collectif, cette incapacité d’adhérer aux programmes des partis de gouvernement, on peut y voir le signe d’un cynisme – donc d’un extrémisme silencieux – qui serait la vérité du moment. Mais on peut aussi rappeler – et ce serait évidemment l’inverse – que la passion politique, en France, est toujours allée de pair avec la poussée des extrémismes ; qu’ils ont toujours été, ces extrémismes, les corps noirs autour desquels elle a déployé ses rites, ses bannières, ses querelles, et que si elle s’exténue, si elle n’a plus ni repères ni enjeux, c’est peut-être la preuve, justement, que s’étiolent en secret les discours qui la structuraient. Sommes-nous en route, autrement dit, vers un PC ou un FN renforcés qui récolteraient le fruit de la lassitude ? Ou vivons-nous, plus prosaïquement (et parce que FN et PC seraient, en réalité, sur le chemin d’un irrévocable discrédit), la dernière grande élection politique de notre histoire ? Question de fond. Bien malin qui répondra.

Elkabbach sur Europe 1. En voilà un qui continue d’y croire ou qui fait, au moins, semblant. Pour les nostalgiques de l’ordre ancien, pour ceux que la perspective de l’exténuation prochaine du politique emplit d’abord de mélancolie, c’est un régal de le réentendre, chaque matin, bousculer son invité, l’écouter, l’interrompre à nouveau, chercher à le déstabiliser, bref faire comme s’il avait, encore et toujours, quelque chose à nous raconter. Singulier personnage, en vérité ! Étrange tempérament que celui de ce croyant défait, sans doute désabusé – mais qui n’est jamais mieux lui-même que lorsqu’il est ainsi, un genou à terre, affaibli. Il y a un personnage, dans la mythologie, qui m’a toujours fasciné. Il s’appelle Antée. C’est le fils de Gaïa et de Poséidon. Et il a la faculté de ne reprendre vie que chaque fois qu’il touche terre. (Au point qu’Héraclès, son adversaire, n’a pu finir par l’étrangler qu’en le tenant en l’air, bien au-dessus du sol, à bout de bras.) Eh bien voilà. Elkabbach, c’est Antée.

C’est « sans états d’âme » que Pasqua finit par se rallier à Juppé. C’est « sans états d’âme » que Chevènement annonce son accord avec Jospin. C’est encore « sans états d’âme » que Mitterrand, d’après Ménage, se serait résolu à mettre Edwy Plenel sur écoutes. Et c’est toujours « sans états d’âme » que le secrétaire général du RPR endosse son propre programme ! Bizarre, quand on les met bout à bout, cette épidémie de « sans états d’âme »… Faut-il entendre la classique dénégation (c’est avec états d’âme, justement, à contrecœur, la mort dans l’âme qu’ils avalent, les uns et les autres, les couleuvres de l’euro, de la campagne anticipée, etc.) ? Ou faut-il, pour une fois, prendre le symptôme à la lettre (l’écho, jusque chez les responsables, de ce grand désenchantement ?). Autre question. Autre mystère.

Affaire des écoutes, suite et fin. Le palais des rêves d’Ismaïl Kadaré. Un Etat qui se met à l’écoute d’une population entière – ses pensées diurnes, ses rêves, ses calculs, son intimité. Comme toujours, le dernier mot va au roman. Comme toujours, c’est le roman qui dit la vérité.

Le sociologue Emmanuel Todd annonce qu’il votera communiste. Panique dans ce qui reste de Phares et balises. Pour moi, simple confirmation de la méfiance que m’a inspirée, dès le premier jour, cette drôle de chimère « chiraco-gauchiste » inventée, au moment de la présidentielle, par Todd et quelques autres. Toujours la même histoire. Il faut toujours prendre garde à l’inconscient des langues politiques.

J’ai rencontré Denis Tillinac, son compère, une fois. C’était il y a dix ans. Je me souviens que c’était en plein procès Barbie puisque j’étais à Lyon et qu’il était venu m’y soumettre la transcription d’une interview. Je l’avais trouvé drôle. Sympathique. J’avais bien aimé sa bouille d’intello rigolard, qui n’aimait que les livres et la Corrèze et aurait détesté se voir pris au sérieux pour autre chose que ses romans. Et j’avais été frappé, surtout, de l’extrême honnêteté avec laquelle il m’avait dit : « la politique n’est pas mon truc : je crois, contrairement à vous, qu’elle est la perdition des écrivains ; elle m’intéresse, sans doute ; mais je ne me reconnais nulle compétence pour en parler d’autorité ». L’idée de voir le même homme, dix ans plus tard, et au seul motif qu’il est l’un des vieux « copains » de Chirac, promu à la dignité d’oracle, sollicité comme une pythie, l’idée de le voir sondé par les spécialistes comme s’il était à lui seul un échantillon représentatif de la Chiraquie, l’idée de le voir se prêter au jeu, pérorer, trancher de tout et accepter de voir le système s’emparer de la moindre de ses humeurs sur le chômage, les élites, le franc, pour la disséquer, l’opposer à un ministre ou l’apporter, au contraire, à l’eau du moulin d’un autre, cette idée m’eût semblé alors – et me semble plus que jamais – aussi contraire à son talent qu’à la tenue du débat citoyen. Pierre Bergé, dans le rôle, avait tout de même une autre allure ! À quand, puisque nous frisons le ridicule, l’inscription, dans la Constitution, du rôle de porte-parole ami-du-président ?


Autres contenus sur ces thèmes