Nous sommes déjà en campagne. Je veux dire en campagne présidentielle. Mais l’étrangeté de l’affaire tient à ce que les candidats réels s’effondrent les uns après les autres – et que seuls les virtuels continuent de survivre et de s’affronter. Candidat virtuel contre candidat virtuel. Candidat non déclaré contre candidat non déclaré. C’est comme une compétition sportive dont la règle serait : « Arriveront en finale les deux seuls champions à ne s’être pas inscrits dans la course ». Ou bien : « N’ont une chance de l’emporter que ceux qui n’auront pas couru ». Delors ? Balladur ? Un autre ? Deux lois, et deux seulement. La première : se déclarer, c’est mourir un peu ; l’avantage est à celui qui saura tenir le plus longtemps dans cet état de non-candidat. La seconde : nous aurons, le moment venu, la campagne la plus brève de l’histoire de la République ; le vainqueur idéal ne doit-il pas être, à la limite, celui qui ne se manifestera qu’à la toute dernière seconde ?

Réponse à un lecteur – et même, me dit-on, plusieurs – surpris par ce que je disais, la semaine passée, des cérémonies du Débarquement. Je n’ai rien, bien entendu, contre les commémorations. Et je trouve même, fallait-il le préciser ? que c’est le moins que nous devons à ceux qui se sont battus et qui, parfois, sont morts pour que nous ayons, cinquante ans après, la liberté de les célébrer. Ce qui me choque, en revanche, c’est : 1) la banalisation de ces anniversaires et le fait que, dans la nouvelle industrie de l’hommage, tout finisse par se confondre (en l’occurrence, Woodstock et l’antifascisme) ; 2) leur pétrification – le fait que le souvenir des fascismes d’hier ne soit de nul secours pour penser ceux d’aujourd’hui (par exemple, le fascisme serbe)… La mémoire, dit Valéry, est comme un « capital ». Elle peut « fructifier », mais aussi « péricliter ». Et il suffit, pour qu’elle « périclite », que l’on renonce à lui faire « travailler » la « pâte » du temps présent. En sommes-nous là ? Je crois. Et c’est pourquoi nous souffrons, en même temps, de ces deux maladies aux symptômes paradoxaux : amnésie et hypermnésie; overdose de souvenirs – et leur mutuelle paralysie.

Bosnie, justement. Je lis, ici ou là, que l’on songerait enfin à lever l’embargo sur les armes à destination de Sarajevo. Sur le principe, ce n’est que justice. Et je ne peux que redire ce que j’ai maintes fois écrit : à savoir que l’on ne peut indéfiniment priver un peuple de son droit sacré à l’autodéfense. J’ajoute cependant – et je ne me suis pas privé, cela non plus, de le répéter – qu’il y aurait manière et manière de lever cet embargo et que la pire serait celle qui signifierait : « Vous vouliez des armes ? en voici ! mais à partir de là, débrouillez-vous ! ce geste nous exonère de toutes nos dettes à votre endroit ! ». Armer les Bosniaques, autrement dit, ce sera bien. Mais ce ne sera qu’une pièce – il est vrai, essentielle – d’un dispositif politique plus vaste. Et il devra, ce dispositif, prévoir – entre autres – la protection des villes que l’ONU a déclarées « zones de sécurité » et dont nous avons, à ce titre, la charge morale et militaire.

On oublie toujours, quand on parle de l’ex-RDA, que c’est le seul pays au monde à être, en 1945, directement passé du nazisme au communisme. La preuve, en somme, de leur parenté. La terre, par excellence, de leur unité. Le laboratoire, vivant, où ils se sont enchaînés l’un à l’autre. Et l’un des hauts lieux, pour cette raison, de l’histoire européenne de l’infamie. Cette page est-elle, enfin, tournée ? Oui si l’on en croit le départ de Berlin, cette semaine, des derniers soldats de l’armée rouge. Non, si l’on écoute le grondement de ces « Kaoten » et autres « skinheads », qui sont l’équivalent moderne des « voyous publics » de Nietzsche et ne se lassent apparemment pas de semer le trouble dans les villes orientales du pays. Et puis ces archives de la Stasi qui semblent n’en pas vouloir finir, elles non plus, de dégorger leurs périlleux secrets… A quand l’histoire vraie de ce qui fut l’Allemagne de l’Est ?

Si le nazisme et le communisme furent l’affaire du siècle qui s’achève, l’islamisme radical pourrait bien être celle du siècle qui commence. Un document, à cet égard. C’est, dans L’Observateur de la semaine dernière, l’étonnant entretien d’Olivier Rolin avec Hassan al-Tourabi – l’homme fort du Soudan, en même temps que l’un des idéologues les plus en vue de cet islamisme montant. D’habitude, quand on dit « islamisme », on pense « particularisme ». Ou « nationalisme ». On réduit le phénomène à je ne sais quelle « régression locale », ou « crispation identitaire », dont l’un des crimes serait, d’ailleurs, d’enfermer l’islam lui-même dans la prison d’un intégrisme aussi borné qu’archaïque. Or ce qui frappe dans cette conversation c’est, au contraire, le modernisme du discours. Son ouverture au monde. C’est le fait qu’il se veuille, et s’affirme, porteur d’un message ambitieux, destiné à tous les hommes. C’est son universalisme, en un mot : un universalisme noir, mais un universalisme quand même – dont rien ne dit qu’il soit moins armé, ni peut-être moins fondé, que le nôtre pour l’emporter. « Nous voulons que le monde entier devienne islamique », dit-il. Et on frémit. Car on sent, derrière le propos, non pas la fanfaronnade du terroriste, ni le dogmatisme du chef religieux, mais une prétention à l’unité qui est comme une réplique, ou un effet de miroir, de la nôtre. Universalisme contre universalisme : tel est le défi ; tel est l’enjeu ; et c’est pour cela que la bataille sera celle de l’époque qui vient.


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