Encore François Mitterrand. L’ombre de François Mitterrand. Son fantôme. « Je crois aux forces de l’esprit et, où que je serai, je ne vous quitterai pas. » Il ne pensait pas si bien dire. Et cette semaine encore, marquant la fin de l’été de son carillon funèbre, la confidence que rapporte Jean d’Ormesson dans son roman…

L’expression « lobby juif », il faut d’abord le dire et le redire, est une expression qui n’a pas de sens. Et c’est même, pour qui connaît, un peu, l’esprit du judaïsme et son génie, une quasi-contradiction dans les termes. Spinoza et le lobby juif ? Levinas et le lobby juif ? Et les rabbins du Talmud, ces diviseurs, ces coupeurs de cheveux en quatre, ces débatteurs professionnels, obsessionnels – ne leur a-t-on pas assez reproché, aux talmudistes, d’être des empêcheurs de penser ensemble, de fusionner et, donc, de faire lobby ? Telle devrait être, oui, la première réaction à cette affaire : un énorme éclat de rire, historique, sur plusieurs siècles. Et telle est la première surprise : que François Mitterrand, si fin connaisseur de la Bible et des textes sacrés du judaïsme, ait pu se laisser aller à proférer une pareille sottise.

La formule « lobby juif », il faut également le dire avec la plus grande netteté, est une formule antisémite. Elle ne l’est peut-être pas aux États-Unis, où les lobbies, tous les lobbies, ont pratiquement leurs bureaux dans le bâtiment du Congrès à Washington. Mais elle l’est en Europe, où la culture démocratique fonctionne au « parti », pas au « lobby », et où les mots, n’en déplaise à cet autre Mitterrand, naïf et zélé, qui, pour défendre son père, vient d’annoncer, urbi et orbi, « les lobbies juifs existent et le journal Le Monde en est le siège », ne sont pas chargés de la même histoire. Allez savoir, d’ailleurs, si le mot même de « lobby » et le fait que, justement, ce soit un mot américain ne contribuent pas, en France, à entacher la chose d’infamie… Comme si « les » Juifs étaient un corps étranger. Ou un parti de l’étranger. Comme si les Juifs n’étaient plus juifs mais, précisément, américains – étant entendu que, dans l’idéologie française, « Amérique » a le même sens que « Pologne » chez le Père Ubu : en Amérique, c’est-à-dire nulle part… Américains, c’est-à-dire cosmopolites… Le plus gênant, dans « lobby juif », celui des deux mots où s’engouffre l’imaginaire antisémite, c’est, évidemment, le mot « lobby ».

Mais il n’y a pas que les mots. Il y a aussi le silence. Tout le monde, dans cette affaire, s’est fixé sur la « petite phrase » – ce qui m’intéresse, moi, c’est aussi le « grand silence » dont l’auteur du Rapport Gabriel raconte qu’il s’installa, ensuite, entre lui et le président malade. On l’imagine, ce silence. On croit l’entendre. C’est le silence, normal dans une conversation, de celui qui guette une réaction et veut juger de l’effet produit. Ou c’est le silence, bien connu des analystes, de l’identification hystérique à ce que l’on croit savoir – en l’occurrence à tort – du désir, du discours, de l’attente de celui qui vous écoute. C’est un silence comme un appel. Ou comme une perche tendue en vain. C’est un silence provocateur qui dit bien que François Mitterrand, ce matin-là, tentait – et manquait – au sens propre une provocation.

À partir de là, deux questions. La première : pourquoi Jean d’Ormesson ? Pourquoi, à cette heure-là qui est la toute dernière heure du dernier jour de son dernier mandat, pourquoi en ce moment si décisif auquel tous les chroniqueurs du règne attacheront, et il le sait, une valeur symbolique extrême, choisir un adversaire déclaré pour en faire le destinataire de sa « confidence » ? Ce François Mitterrand-là est celui qui vient juste, par petites touches mais méthodiquement, de soutenir, pour lui succéder, le candidat Chirac contre le candidat Jospin. Et il est bien dans sa manière d’élire un homme « de droite », par ailleurs écrivain de grand talent, pour témoigner, un jour, de sa provocation ultime.

Mais voici la seconde question – elle, sans vraie réponse. Rarement une fin de vie aura été à ce point maîtrisée. Rarement une agonie aura été mise en scène avec tant de sombre volupté. Le dernier voyage en Égypte… Le dernier séjour à Venise… La dernière Roche de Solutré… Les dernières visites… Jusqu’à la couleur des fleurs, à Jarnac, le jour de l’enterrement… Et, au beau milieu de cette chorégraphie presque parfaite, en ces jours où rien n’est laissé au hasard et où il n’y a, en principe, pas de lapsus qui tienne, cette réplique, ce cri de haine, dont il ne peut ignorer que, comme son entêtement sur Bousquet, ils gâcheront tout. Alors ? Alors, il faut croire qu’il y a des limites à la mise en scène. On pense manœuvrer sa propre mort. On pense l’apprivoiser. Mais non. C’est elle qui vous manœuvre. C’est elle, comme toujours, le maître suprême. Et c’est elle qui, du coup, abêtit, rend fou et, comme dit justement la Bible, emplit finalement le cœur d’« abomination » et d’« effroi ». Mitterrand antisémite ? Comme il a dû avoir peur, et souffrir !


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