Le grand débat de l’été – car il y a toujours, à Paris, même en été, un « grand débat » – aura été, me dit-on, la mise en procès de Lucie et Raymond Aubrac sous les auspices de Libération. J’ai les actes du procès, c’est-à-dire la pile d’articles sous les yeux. Je lis. Quand la nausée est trop forte, je feuillette. Comment peut-on ? Comment ose-t-on ? De quel droit cette assemblée d’historiens, ou de nains, ou les deux, a-t-elle pu se permettre cette inquisition, cette suspicion, ce massacre en règle d’une jeunesse, d’une vieillesse, d’une vie ? Et comment les intéressés eux-mêmes, les Aubrac, ont-ils pu tomber dans le piège, se prêter à cette mascarade, cette citation à comparaître, cette humiliation qui, à ce que je comprends, s’est étalée sur des semaines ? Cruauté insensée de l’époque. Sa manie de l’inculpation. Cette façon de taper sur les têtes dès lors qu’elles dépassent un peu et de les faire, de force, rentrer dans les épaules. Et là, sur des pages et des pages, un couple de vieux héros cuisinés comme des suspects, taraudés comme des bêtes traquées, mis en contradiction avec eux-mêmes devant le tribunal d’une Opinion assoiffée d’une « Vérité » qui a le parfum de son désir de vengeance – qui sont ces gens, encore une fois ? de quel droit, cette mise en examen ? et comment osent-ils convoquer les nécessités de l’« Histoire » pour justifier ce lent et patient lynchage à froid ?
Mort de Robert Pinget. Il y a eu le « nouveau roman ». Tel quel. Peut-être les « nouveaux philosophes ». Et puis plus rien – je veux dire : plus de « groupes » littéraires, d’« écoles », de « chapelles », ces rassemblements d’écrivains qui, à en croire l’esprit du temps, n’auraient finalement servi qu’à museler la liberté d’écrire, assécher ses sources d’inspiration, embrigader. Je pense exactement le contraire. Je regrette le temps des chapelles et des écoles. Car pourquoi croit-on que les écrivains se groupaient ? Parce que la littérature est une forme de guerre et que, ensemble, ils conduisaient cette guerre. Malheur à une littérature qui se croirait définitivement en paix avec son temps ! Malheur à des écrivains qui croiraient venu le moment de rendre les armes aux philistins. Qu’ils lisent, ceux-là, le témoignage d’un des leurs, homme de guerre s’il en est, Marcelin Pleynet. Artaud au Vieux-Colombier… L’interminable « affaire » Heidegger… L’itinéraire, bien sûr, de Tel quel à L’Infini – c’est lui qui donne son titre à ce beau livre… Je me reproche de ne l’avoir pas lu, et donc pas signalé, avant l’été. Car on y puise deux leçons – au moins – qui ne seront pas de trop en cette veille de « rentrée » littéraire. Un écrivain est d’autant plus libre qu’il est intraitable, et vice versa. Seuls sont, a priori, dignes d’être considérés ceux pour qui la littérature est une forme de vie.
Je ne suis sûrement pas le mieux placé pour faire l’éloge de Françoise Giroud – et encore moins à l’occasion de son nouvel ouvrage, Arthur ou le bonheur de vivre (Fayard). Mais tant pis. Sa vie, très belle, comme un tumulte d’images, ou comme des pages en désordre, ou comme un livre mal broché. Des scènes à pleurer de bonheur. Des tragédies qui épouvantent. Le fils mort dont elle parle pour la première fois – à sa façon : pudique, retenue et puis, soudain, un aveu qui pétrifie. Et aux toutes dernières pages, celles où elle évoque l’entrée en vieillesse, la séduction qui la fuit, la mort qui commence à rôder et dont elle s’étonne de ne pas avoir plus peur, une émotion que je n’avais pas ressentie, depuis bien longtemps, à la lecture de ce type de récit. Chère Françoise… Douce et terrible Françoise… Revenue de tout mais de rien… S’étonnant d’être née mais pas de devoir mourir… Pessimiste, probablement désespérée – « recommencer ! ah non, la balance des douleurs est trop lourde… » ! – et, en même temps, si vivante, indomptable… Je me souviens du temps, il y a vingt ans, où, avec Michel Butel, nous titrions un éditorial de notre journal : « Françoise Giroud, ou la douceur de vivre avant la révolution ».
Les temps ont changé. Mais pas tant que cela. Et vous êtes là.
Le plus étrange dans la visite du pape aura finalement été l’extraordinaire coup de vieux pris, en trois jours, par ce qu’on appelait le « parti laïque » en France. Où étaient-ils passés, nos bouffeurs de curés pavlovisés, où étaient-ils embusqués, les « comités Clovis » et autres sociétés de libre pensée qui prétendaient, il y a quelques mois, défendre la République contre l’infâme, la modernité contre l’obscurantisme, alors qu’ils étaient, évidemment, les plus archaïques, les plus réactionnaires – alors que ce sont eux, oui, qui sentaient la sacristie, la vraie, celle des idées toutes faites, du conservatisme rance, du cynisme à front de bœuf ? Ils avaient disparu. Ils s’étaient volatilisés. On les aurait dit assommés par l’image de ce très vieil homme porté par le souffle de centaines de milliers de jeunes Français. La papamobile ? Pas de commentaires. La messe média ? Plus de ricanements. Et pour tous les politiques, pour tous les dealers patentés de croyance, une formidable leçon de savoir-faire politique. On rêve à ce qu’ont bien pu se dire, en ce jour de Saint-Barthélemy, dans le salon du Bourget, le protestant Jospin et le pape polonais. On devine le désarroi ou, au moins, la perplexité de tous les professionnels du lien social face à cet infatigable pourvoyeur d’espérance. La sainteté, disait Genet, c’est forcer même le diable à croire en Dieu.
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