Vingt pour cent des voix pour un parti islamiste en Turquie – qui est, en principe, la patrie de l’islam laïque, libéral et moderne. C’est un signe des temps. C’est un avertissement à l’Europe, dont les réticences et les prudences pourraient se payer, un jour, au prix fort. Mais c’est aussi le rappel d’une évidence qui se vérifiera de plus en plus : le totalitarisme, quand il le peut, préfère toujours s’imposer par les urnes – il ne joue la carte du putsch, du coup de force, du léninisme, qu’en désespoir de cause, quand il a épuisé les voies légales. Malaparte a écrit Technique du coup d’État. Bien plus utile serait, pour prévoir les despotismes de demain, une « Technique de la subversion électorale ».

Trois jours à Montréal. Un ministre de la Culture, Louise Beaudoin, qui est éprise de la culture française comme on ne l’est plus, je le crains, qu’au Québec. Elle est brillante. Jolie. Étonnamment jeune. Elle me parle de deux « grands Français » d’aujourd’hui. Un politique : Michel Rocard. Un intellectuel : Jean Daniel. De celui-ci, elle vient de lire un livre – Voyage au bout de la nation – où elle trouve la justification théorique d’un indépendantisme qui souffre de se voir trop souvent réduit, selon elle, à une « régression identitaire ». Ce qu’elle tire de ce livre de Daniel ? Primo : qu’on a un peu vite remisé l’idée de nation au magasin des accessoires. Secundo : qu’elle pourrait bien redevenir, cette idée, la belle machine de résistance qu’elle fut parfois dans son histoire. Tertio : que la France, dans cette affaire, a forcément son rôle à jouer – n’est-elle pas la patrie, à la fois, de la Nation moderne et de l’Universel ?

Chacun a salué le grand philosophe que fut Levinas. Chacun a dit la place qu’il occupa, après Buber et Rosenzweig, dans la stratégie d’ensemble de la pensée juive au XXe siècle. Une chose dont je puis témoigner : comment c’est en le lisant, dans l’émerveillement de la découverte de Difficile liberté et De Dieu qui vient à l’idée, que nombre d’hommes et femmes de ma génération se sont concrètement souvenus de cette allégeance sans âge qu’impliquait le fait d’« être juif ». Quand on avait vingt ans en 1968, il y avait deux voies – en fait, deux modèles – pour sortir du judaïsme douloureux, victimaire, que nous avait légué l’après-guerre. Un maître à vivre : Albert Cohen – et son judaïsme solaire. Un maître à penser : Emmanuel Levinas – et son judaïsme positif, discutant d’égal à égal avec la pensée chrétienne. Cohen et Levinas, même combat : pour le génie du judaïsme.

Le retour des communistes en Russie ? Je l’ai annoncé ici même, et plusieurs fois, depuis trois ans. Le raisonnement était simple. Mais d’une logique implacable. La disparition des régimes communistes est la chance des idées communistes. L’écroulement des États qui s’en réclamaient, c’est comme un criminel effaçant, derrière lui, les traces de son forfait. Ou encore : comme c’est la réalité du Goulag qui condamnait la doctrine, il suffisait que le Goulag disparaisse pour que la doctrine redevienne innocente. Nous en sommes là. Et, amnésie aidant, on peut parier que le mouvement ira, désormais, s’accélérant. Prévision pour l’année qui vient : en Europe occidentale et en France, dans les sociétés de pensée mais aussi, hélas, dans ce qu’on appelle « la jeunesse », le retour en force d’un marxisme qui n’aura, j’en ai peur, rien appris, rien oublié…

Faut-il s’étonner de ce que des hommes se donnent la mort dans l’espérance d’un monde parfait ? C’est toute l’histoire de la volonté de pureté. C’est celle des cathares, dont les Parfaits, justement, ne concevaient la vie, souvenons-nous, qu’accomplie dans le « suicide mystique ». C’est celle, surtout, de bien des hérésies chrétiennes – gnostiques, manichéennes – qui pullulèrent il y a deux mille ans, dans le désordre de la grande révolution culturelle qui suivit la Crucifixion. Vivons-nous ce temps, ou le nôtre ? les derniers jours du dernier siècle de ce millénaire-ci – ou les premiers jours du premier siècle du millénaire précédent ? C’est la question. Et c’est la question même du millénarisme.

Smoke et Les apprentis racontent, au fond, la même histoire. Sauf que l’un est un film américain et l’autre un film français – et que se vérifie, une fois de plus, la même différence d’intensité entre les deux mondes. Le premier a le sens du héros. Le second ne l’a pas. Le moindre petit-bourgeois, quand le roman ou le cinéma américains s’en emparent, accède à une sorte de grandeur. Le même homme quelconque, dans le cinéma d’auteur français, y demeure mystérieusement étriqué, plus petit que lui-même, sans relief. Il est sympathique, sans doute. On rit de lui, et avec lui. On communie. On s’identifie. Mais il lui manque, à jamais, cette autre dimension qui est l’effet du souffle du romanesque américain.

L’année qui s’achève ? Incertitudes. Relents de tout. Dyspepsie généralisée. Remakes. Des paix qui n’en sont pas. Des grèves qui se terminent mal. Des événements sans aspérités. Le retour, partout, des crédulités. Si c’était une ponctuation, on dirait : un trait d’union. Si c’était une musique : du Fauré. Si c’était de la littérature : un livre non paginé. C’est juste une année pour rien, ni très aimable, ni très mémorable. Pas lieu de s’attarder. Tournons la page, vite.


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