L’écriture noctambule de Modiano. Ce flou, cet embu, qui effacent désormais les contours. Abandon, vraiment, de la forme romanesque ?

Les trois partis de la gauche plurielle font chacun leur liste pour les européennes : tout le monde trouve ça normal ; il n’y a pas de débat sur la question ; et c’est même perçu, dans leur cas, comme un signe de vitalité. La droite fait la même chose, les centristes de l’UDF se décident enfin à franchir le pas et à aller, sous leurs couleurs, à la rencontre des électeurs : les mêmes crient à la catastrophe ; ils disent : « c’est le signe que ça va mal, c’est le début de la décomposition » ; et il n’est pas jusqu’aux intéressés qui en semblent persuadés – voir leurs mines toutes contrites, presque penaudes, quand ils apparaissent pour en parler ! C’est étrange. C’est surtout dommage. Car c’est au bénéfice de la démocratie que l’on sort, en politique, du malentendu.

Nathalie Sarraute à la télévision, filmée par Claude Régy. Son beau visage émacié. Son austérité. Cette façon de nous dire que la postérité ne l’intéresse pas, que c’est toujours le néant qui gagne – « ça commence par rien, ça finit par rien, ça retombe dans le rien ». Et puis, à la toute fin, un remords, un doute – et, dans le silence revenu, sur le visage à nouveau impassible, un frémissement un peu enfantin : la mine de la fameuse petite fille qui se retourne tout de même pour voir de quoi les choses ont l’air quand elle ne les regarde pas.

Les « sabreurs » de juin 1848, puis de la répression versaillaise de la Commune, appelaient la population des faubourgs les « bédouins ». La différence avec un ministre qui, un siècle et demi plus tard, les appelle les « sauvageons » ? L’honneur de Saint-Arnaud, de François Maspero (Plon). Le corps de l’ennemi, d’Alain Brossat (éditions La Fabrique).

Texte de la « ballade » que Salman Rushdie vient de composer pour ses amis du groupe de rock U2 : « Suis gentiment ta voie ténébreuse, descends sous terre, je t’y rejoindrai un jour ». Parole d’écrivain. Parole qui, chez les amis de l’écrivain, doit susciter malaise, crainte vague, émotion. Salman Rushdie, mon ami.

Ce conte des frères Grimm qui s’appelle Der Gevatter Tod (traduction Le Roy Ladurie : La mort-parrain) et qui raconte l’histoire d’un homme dont n’ont voulu « ni le Diable ni le Bon Dieu » et qui, d’une certaine façon, « revient » de la mort. On pense, évidemment, à Chevènement répétant à qui veut l’entendre, à Paris et à Belfort, en français et en patois, que « ni Dieu ni le Diable n’ont voulu de lui ». On pense à cette arrogance étrange, ce sentiment d’impunité qui étaient ceux du héros du conte et semblent aussi les siens. On pense enfin, on ne peut pas s’empêcher de penser, au-delà même des frères Grimm, à cette vieille superstition qui, dans toutes les civilisations du monde, reconnaît au « trompe-la-mort » – ordalies, cercles de feu, pendus dont la corde a cassé, etc. – des pouvoirs et des droits fabuleux. Chevènement, consciemment ou non, est dans ce cas. Il joue sur ce registre-là. Et ce n’est, d’ailleurs, pas la moindre bizarrerie de son attitude : en répétant, encore une fois, à tout propos qu’il est celui dont la mort « n’a pas voulu » et que « ni le Diable ni le Bon Dieu » ne l’ont accueilli, ce « laïc » taquine, dans les têtes, l’une des superstitions les plus obscures de l’histoire des sociétés. Chevènement « va mal », disent ses amis ? Il a « pété les plombs » ? Eh bien non ! C’est le contraire. Ce revenant est un sur-vivant. Il se vit comme ce sur-vivant. Et c’est, comme pour le miraculé du conte, l’une des raisons probables de son incroyable morgue – et des injures dont, depuis huit jours, il abreuve les uns et les autres. Le Premier ministre vient de le rappeler à la raison. Ira-t-on jusqu’à lui prescrire la lecture de La mort-parrain des frères Grimm ?

Fabrice Luchini chez Giesbert, sur Paris Première. Cette relation non cérébrale aux textes philosophiques. Cette façon de gloser sur une fable de La Fontaine sans avoir besoin d’y ajouter un mot. Et pour les textes les plus connus, littéraires ou non, le talent d’y injecter cette soudaine et paradoxale étrangeté. Que faisait d’autre Louis Jouvet ? « Bizarre, bizarre, vous avez dit bizarre » – tout l’art ne consistait-il pas à l’injecter, cette bizarrerie, dans une phrase, en l’occurrence ordinaire ? Luchini, notre Jouvet.

La déchirure du tissu social. La violence. Cette gangstérisation tendancielle qui est la marque de l’époque. Il faudrait, pour comprendre, relire le Foucault des derniers cours au Collège de France. Ou le Pasolini des Écrits corsaires. Ou encore Spinoza – le premier à nous dire : « l’objet philosophique par excellence, ce n’est pas le sujet, mais la multitude ». Chassez le Chevènement de votre tête. Recherchez spinozisme, désespérément.


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