Le plus étrange dans l’interminable commémoration de Mai 68, c’est qu’elle ait pu se dérouler, pendant un mois, sans donner lieu au moindre débat. C’est rare, une commémoration sans débat. C’est rare, un événement réduit, si vite, à sa vulgate : cliché de clichés, morne ressassement d’images pieuses – la première manifestation, peut-être, de ce que l’on commença d’appeler, alors, la « société du spectacle »… D’habitude, face à un événement de cette taille, les historiens, mais aussi les témoins, disputent. D’habitude – guerre d’Algérie, Vichy, affaire Dreyfus… – les survivants ruminent leur différend, cuisent et recuisent les veilles haines : nous connaissons tous de ces « entêtés » qui continuent, trente ou cinquante ans après, à ne pas « se serrer la main »… Là, tout le monde serre la main de tout le monde. Amis et ennemis, Grimaud le préfet « vertueux » et Cohn-Bendit l’enragé ostensiblement « rangé », tous les témoins sont là, tous communient dans la même version sirupeuse de la même prétendue aventure partagée. Un événement sans différend. Un événement sans enjeux et, en apparence du moins, sans vrais cadavres dans le placard. Un événement que l’on dirait purgé, même, de toute sa part d’énigme – cette indécision nécessaire qui flotte dans le sillage de tous les événements majeurs. Un événement sans reste ni postérité. Un événement transparent. Un événement soldé avant d’être raconté. On a commémoré Mai – et Mai reste impensé.

Au commencement était le Verbe ? Allons donc ! Au commencement étaient l’ordure, la vermine, les culs-de-basse-fosse de la non-Histoire, les pourrissoirs de dieux et de héros – au vrai commencement, au commencement du commencement, juste avant le Verbe, la Loi, le Désir, la Parole était un marécage où végétaient larves muettes, insectes, reptiles innommables et informes, mollusques hallucinés. C’est ce que dit la Bible. C’est ce que répéteront, après elle, Kafka, Bataille ou le Thomas Mann du Docteur Faustus. Mais c’est aussi, nous dit Jean-François Lyotard, dans le magnifique essai posthume que publie ces jours-ci Galilée et qui s’intitule Chambre sourde, l’obsession d’André Malraux : le grand Malraux, le seul, celui qui, de La voie royale aux Voix du silence, n’a cessé de s’interroger sur le miracle des œuvres et de leur invraisemblable surgissement hors du chaos qui les enfante. Je ne comprenais pas bien, jusqu’ici, pourquoi Lyotard, à la fin de sa vie, s’était écarté de ses « récits païens », de ses Dérive à partir de Marx et Freud, Économie libidinale et autres Dispositifs pulsionnels pour se lancer dans une biographie de Malraux qui fut son dernier vrai livre. Eh bien voilà. Nous y sommes. Lyotard traitait Malraux en philosophe. Sous le rhéteur, le ministre, sous la pompe et la pose de l’hommage à Jean Moulin mais aussi des récits de L’espoir, il traquait le métaphysicien noir. Comme Sartre encore, avec son Flaubert, il avançait masqué – le masque du biographe.

Retour à Tanger. Cette ville dure, finalement. Un peu sauvage. Cette ville où les regards semblent plus sombres, et les voix plus âpres, que partout ailleurs au Maroc. Je connais peu de villes si peu accueillantes au « tourisme » : clameurs étouffées, couleurs très belles mais éteintes, cette façon d’être sur la mer sans y être, de lui tourner si méthodiquement le dos – cette façon, aussi, de s’épuiser dans sa propre pénombre, cette torpeur. Le « dernier » touriste ? Sartre le cherchait à Venise. Mais non. C’est ici qu’il est, à Tanger, errant entre le café Hafah, le Socco, et le labyrinthe de ces ruelles sales – trompeuse sensualité des parfums qui, souvent, s’y achèvent en fadeur. À moins – autre hypothèse – que, par « tourisme », il ne faille entendre cette version ultime du ressentiment : laisser les morts enterrer les vivants ; tuer la vie réelle des villes pour ne rêver que de leurs cadavres ; auquel cas Tanger, oui, à cause de cette omniprésence des fantômes, Burroughs, Gysin, Genet, Tennessee Williams, Truman Capote, Gary – n’ai-je pas rencontré un journaliste, ce matin, qui croyait que Bowles aussi était mort ?

À propos de Mai 68, encore – et en vrac. Et si la vraie commémoration, la seule, nous venait d’Indonésie – ces étudiants insurgés qui ont su (mais avec l’aide, reconnaissons-le, de l’excellent M. Camdessus) renverser la dictature ?

Relu Watt de Beckett et, dans Watt, cette magnifique réponse au « jeunisme » qui est un autre héritage de Mai : « Il faut à la vérité le temps de vieillir » et, plus loin, il faut le temps « mis par le vrai à avoir été vrai ». Sortir son Beckett chaque fois qu’un étourdi viendra nous dire que la jeunesse est l’avenir du monde, sa chance, son aurore, etc. ?

Et puis ce pari, enfin, que m’inspire l’héritier le moins doué mais, pour l’heure, le plus agité de ce moment d’histoire : il y aura, l’année prochaine, des « listes Bourdieu » aux européennes ou, s’il n’y en a pas, il y aura un candidat « bourdivin » à la présidentielle de 2002. C’est un pari, oui. Et je ne demande, bien sûr, qu’à me tromper. Mais les ingrédients sont là : le discrédit des élites, l’effondrement de la droite mais aussi de la gauche traditionnelles, l’ambition de l’intéressé, les relais qui se mettent en place, les bataillons d’une « gauche morale » qui, depuis quinze ans, n’en finit pas de se chercher (cf., sur cette histoire, le très précieux et très remarquable Désir de société, de Jean-Marc Salmon, à La Découverte) mais qui, menée par un tel maître, peut aussi accoucher d’un néo-populisme. Bourdieu, Coluche triste ?


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