Avec Claude Mauriac, c’est tout un massif de littérature et de mythologie qui, soudain, s’en est allé. Depuis vingt ans, en effet, je ne pouvais croiser cet homme austère et aimable sans songer à la prodigieuse quantité d’événements, d’êtres, de légendes dont il aura été le témoin avide. De Drieu La Rochelle à Michel Foucault, de Cocteau à Genet et au dernier de Gaulle, de Gide à son propre père et de son père à aujourd’hui, cet étrange greffier du siècle aura tout consigné dans ces mausolées baroques que sont les volumes du Temps immobile. Grimoire vivant. Bloc d’histoire et de mémoire. Cet homme ne touchait-il pas, en quelque sorte, aux deux extrémités de l’époque ? En amont, par sa famille ainsi que par son projet de diariste, c’était l’univers proustien. En aval, grâce à sa présence sur l’illustre photo qui lança le nouveau roman, c’était notre modernité romanesque la plus récente. Claude Mauriac, ou l’arc du siècle… sa tension… son résumé… et, il y a vingt ans encore, l’un de ceux qui, avec Clavel, parrainèrent les « nouveaux philosophes ».

Luchini dans Beaumarchais. « Il en fait trop », disent les uns. « Bouffon génial », disent les autres. Ce qui m’amuse, moi, le plus : que cet ancien coiffeur joue le rôle de Figaro.

Bach prenant un concerto de Vivaldi. Le recopiant presque note par note. Et faisant œuvre originale. Une métaphore de la création, et de sa modernité ?

Retour à Sarajevo, avec Jean-François Deniau, pour enregistrer une « Marche du siècle ». La paix, sans doute. L’euphorie des citoyens. Ce fameux aéroport, tant de fois traversé sous l’œil des snipers et des obusiers – et où l’on se promène à présent comme si de rien n’était : n’en a-t-on pas fait, pour l’occasion, un gigantesque studio télé, avec les soldats français transformés en figurants et remplaçant, au second plan, les traditionnels invités ? Ce qui me frappe, pourtant, chez les quelques amis bosniaques que je revois, c’est une mélancolie obscure, peut-être sans objet, et qu’ils parviennent mal à s’expliquer. Une raison, tout de même. Je ne suis sûr ni qu’elle soit vraie ni qu’elle plaise à mes interlocuteurs. Mais enfin je la donne comme elle me vient. Une manière de « dépression post-historiale » – comme si, malgré la guerre et dans la guerre, Sarajevo avait été une capitale de la douleur, mais une capitale tout de même, et que cette capitale était en train de retomber dans le néant des lieux où il ne se passe soudain plus rien. Le centre du monde et puis son point aveugle. Le halo de la lumière spectaculaire et, tout à coup, la nuit.

Le grand cinéma, comme la grande littérature : non pas le reflet du monde mais « le lieu où le monde a lieu »…

L’objectif d’un cinéaste : raréfier l’information dans l’écran ou saturer, au contraire, cet écran ? Je me situe, pour ma part, résolument dans le second camp. La tentation – qui est aussi un risque – d’en dire toujours davantage…

Le cinéma traditionnel : un dialogue entre le réalisateur et son scénariste. Celle d’aujourd’hui : entre le cinéaste et le « chef opérateur » qui, en sculptant sa lumière, devient son interlocuteur privilégié.

Interview à Reforma, qui est le grand quotidien du Mexique. Mon propos : « une fois tous les dix ou quinze ans, l’histoire du cinéma mondial propose à ce pays un rendez-vous majeur ». Que viva Mexico d’Eisenstein. Les orgueilleux, d’Yves Allégret. Bunñuel. Louis Malle. Huston. J’en passe.

Mais comment ne pas être tenté d’entrer dans cette histoire ? Comment ne pas essayer, fût-ce dans la présomption, de jouer à son tour la carte du grand rendez-vous ?

Mauriac, encore. Cet homme avait le don, rare, d’admirer sans réserve. Il se prêtait peu de talent et en reconnaissait volontiers aux autres. C’était un modeste forcené. Un exemple d’humilité. C’était un de ces passeurs qui, comme Rivière ou Lucien Herr, Paulhan ou Groethuysen, n’en finissent pas d’être les agents de liaison de la littérature de leur temps. Savait-il que son Journal prendrait un jour sa vraie place tout près du journal des Goncourt ou de celui d’Amiel ? Parfois, je m’en veux de ne pas le lui avoir dit. La pudeur – la mienne, la sienne… – rendait cet aveu difficile. Je me le reprocherai souvent.

L’épisode des vaches folles. Quel paradoxe ! C’est dans la patrie de l’ultralibéralisme thatchérien le plus doctrinal que chacun se tourne vers l’État comme vers une compagnie d’assurances – misère du libéralisme ; triomphe, quoi qu’on en dise, des prestiges de l’État providence. De plus comme pour l’épisode (tragique) du sang contaminé, on découvre que les grandes peurs contemporaines arrivent par le biais de la science plus que par celui de la superstition et de l’obscurantisme – la rationalité la plus moderne (en l’occurrence, la génétique) matrice des délires les plus archaïques.

Tourner un film au Mexique. La démesure de ce pays. Sa violence. Le pari le plus risqué, le plus déraisonnable de ma vie.


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