Les routiers. Qu’est-ce qui, dans ce conflit, a tant troublé les observateurs ? Pourquoi cette surprise, cet émoi et, au fond, cet effroi ? Parce qu’il nous rappelle une évidence que l’obsession – légitime – du chômage avait presque fini, à force, par nous faire perdre de vue et que l’on appellera, faute de mieux, l’évidence de la lutte des classes. Eh oui ! Il y a les trois millions et demi d’exclus qui ne trouvent pas de travail du tout. Mais il y a aussi le combat silencieux des hommes et des femmes qui travaillent – mais pour des salaires de misère, à des cadences infernales et au prix d’une détresse dont on ne parlait plus guère. Retour, donc, du refoulé. Retour de cet autre drame, éclipsé par celui des chômeurs, qui est celui des semaines de soixante heures, du chantage à la productivité, des corps exténués, des vieillesses précoces. L’autre soir, dans l’émission de Paul Amar, sur TF1, ce routier qui ressemblait à Yves Montand dans Le salaire de la peur et qui ne cessait de répéter qu’il voulait l’indemnisation des « heures gâchées ». Cette idée, non d’une vie gâchée (le mot eût été inutilement pathétique), mais (plus humble, plus piteux et, donc, bien plus poignant) des heures gâchées, me bouleverse.

Ingrid Caven à la Grande Halle de la Villette pour deux récitals exceptionnels. Décolleté dans le dos. Peau blanche, comme de la poudre de cocaïne. Halo de lumière dorée qui sculpte une silhouette inchangée malgré les années. Et puis ce timbre rauque, animal et céleste, quand vient le moment de l’« Ave Maria » : ce n’est le timbre d’aucune des vedettes de la chansonnette d’aujourd’hui et le public le sent bien – recueilli, terriblement silencieux, suspendu à cette voix de diva, à la fois intérieure, douloureuse et glorieuse. Chère Ingrid. Si seule, soudain. Rescapée d’on ne sait quel désastre. Petit soldat-dandy d’un combat dont elle ne sait plus elle-même ce que furent les enjeux ni les fronts. C’est beau. Mais c’est un peu triste. Comme si, quand elle entre en scène, surgissait avec elle une époque – celle des seventies, de la folie-Fassbinder, de ses déjantés, de ses suicidés, mais aussi de ses survivants et des enfants naturels du couple diabolique, fascisme et stalinisme, etc., etc. Ingrid, reine de la nuit. Ingrid, ange bleu d’un siècle crépusculaire.

Remboursement des emprunts russes. Mauvais gag. Images, pour le coup sinistres, de la France de la petite épargne et de ses coupons jaunis. Nouveau signe, également, de cette braderie collective, de ce blanchiment frénétique à quoi semble se livrer, avant de solder ses comptes et, peut-être, de se saborder, le siècle finissant. Mais, signe pour signe, voici cet autre signe qui s’adresse, lui, au siècle qui arrive et devrait nous faire réfléchir : aux emprunts russes d’aujourd’hui. Car enfin, soyons sérieux. Ces banques qui prêtent à nouveau, et tous les jours, à l’État de Boris Eltsine, ces démocraties qui, cédant au chantage à l’implosion d’une nomenklatura déjà condamnée, déversent des milliards de dollars dans le grand trou noir d’une économie dont, cette semaine encore, dans Le Monde, Alexandre Soljenitsyne décrivait « l’agonie », bref, ces irresponsables qui, sans la moindre garantie financière ni politique, subventionnent un régime aux abois, dépourvu de légitimité et de perspectives, dominé par les mafias et les seigneurs de la guerre en Tchétchénie – ces euro-financiers brillants ne commettent-ils pas la même folie que leurs arrière-grands-parents finançant à fonds perdus le « développement » de la Russie tsariste ? On se réjouit des deux pauvres milliards de francs qui vont regonfler le bas de laine de quelques épargnants acharnés qui conservaient, comme des reliques, leurs titres bradés. Personne, étrangement, ne se demande ce que ces deux milliards coûteront et coûtent déjà – personne ne paraît se soucier de la contrepartie réelle dont ils sont le gage et le leurre. Rendez-vous, non dans quatre-vingts ans, mais dans dix – quand l’heure sera venue de faire les comptes de ce que l’Europe, avec une constance dans l’erreur décidément acharnée, aura englouti dans ce nouvel emprunt russe.

Jean-Luc Godard, chez Laure Adler, veut parler de son dernier film (j’y reviendrai), Mozart for ever. Il dit des choses, bien entendu. Il parle du muet, du parlant, du cinéma comme pensée, de la télévision, du monde. Mais ce qui me frappe le plus, c’est le ton, l’extrême lenteur du ton, sa modestie, presque sa prudence, comme si chaque mot comptait, comme s’il fallait le peser, l’évaluer longuement, ne surtout pas le dilapider ni le prononcer à côté – comme si, dans le déferlement de stéréotypes et, donc, de mots idiots qui constituent le bruit de fond de l’époque et de son spectacle, la moindre faute de mot était une faute tout court; comme s’il n’y avait pas de plus grande urgence, pour un cinéaste d’aujourd’hui, que de sauver les mots et, par voie de conséquence, le sens. Je le regarde. Je regarde où va son regard. Et je m’aperçois que, bizarrement, il ne se pose jamais vraiment sur ses interlocuteurs, ni sur son intervieweuse encore moins sur les téléspectateurs – quoi alors ? Eh bien, les mots justement. Il ne regarde, au fond, que les mots. Il ne s’écoute pas, mais se regarde parler. J’ai écrit, un jour, que ce timide de génie, cet antinaturaliste qui ne croit aux mirages ni de la « communication » ni de l’« immédiateté » a mis, entre le monde et lui, une caméra. Je découvre, ce soir, qu’il a aussi disposé une fine barrière de mots – et que la préserver, cette barrière, est une autre affaire de morale.


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