Nouveau retour de Bosnie. Combien de voyages, en tout, depuis ce jour de juin 1992 où, avec Jean-François Deniau et un Philippe Douste-Blazy qui n’était encore que le jeune et intrépide maire de Lourdes, je suis entré, pour la première fois, à Sarajevo ? Dix. Douze, si l’on veut, en comptant deux séjours dans le centre du pays, sans passer par la capitale bosniaque. Chaque fois, je me dis que c’est la dernière fois. Et chaque fois, c’est comme un charme qui me reprend et dont je sens bien qu’il m’y attirera de nouveau. Un jour, il faudra raconter. Un jour, il faudra dire ce qui nous a tous captivés dans ce pays martyr, un peu maudit, dont la seule souffrance, il me semble, n’aurait pas suffi à nous mobiliser. À chacun sa raison, je suppose. Au moins déclinerai-je les miennes.
La thèse centrale de Raul Ruiz dans sa Poétique du cinéma (Éditions Dis voir) : les personnages, dans un film, naissent libres et égaux en droit. Est-ce si sûr ?
Peut-être le texte d’Alain-Gérard Slama, en défense d’Alain Carignon, est-il imparfait, ou maladroit, ou naïf, ou que sais-je encore. Si j’ai néanmoins, et avec quelques autres, accepté de le signer, c’est que l’initiative même m’a semblé venir à point. Si l’ancien ministre est coupable, et de quoi, ce sera le rôle du tribunal de l’établir. Mais que l’homme soit lynché avant d’être jugé, condamné avant d’être entendu, qu’il paie pour tous les autres, et au prix fort, des mœurs dont nul n’ignore qu’elles furent souvent la règle, voilà qui obéit à une logique qui n’est plus celle de la pure justice. Je hais les meutes. Je n’aime pas non plus les boucs émissaires. Et on ne m’enlèvera pas de l’idée que Carignon tient trop commodément, dans cette affaire, le rôle du bouc émissaire poursuivi par la meute des Tartuffe. Tous innocents, sauf lui ? Allons donc ! Ce serait si simple ! Et l’on voit trop bien comme, en l’espèce, le but est plus de faire un exemple que de juger un éventuel coupable.
Et si La fleur de mon secret était le meilleur film d’Almodovar ? Et si Almodovar n’était jamais meilleur que lorsqu’il parle, comme ici, de littérature et d’écrivains ? La fleur de mon secret : le meilleur film, depuis longtemps, sur l’écriture et ses impasses.
Si l’histoire des intellectuels était un genre, Jean-François Sirinelli en serait l’un des maîtres incontestés. Pourquoi cette gêne, alors, face à son « Aron-Sartre » ? À cause, je pense, du côté « figure imposée » du sujet. Et à cause de ce que j’y ai toujours senti de convenu et trop évident. Et si Sartre et Aron étaient de faux contemporains ? Et s’il fallait croire sur parole Simone de Beauvoir quand elle nous dit, dans La cérémonie des adieux, que l’auteur de La nausée n’attacha aucune espèce d’importance à sa réconciliation avec Aron, au moment des boat people ? Et si ce « marronnier », ce « sartron » récurrent et finalement lassant, nous cachait les vrais face-à-face, qui ont vraiment fait l’histoire des idées : Sartre et Merleau, par exemple, ou bien Aron et Camus ? La manie du portrait croisé Sartre-Aron : peut-être un obstacle à la pensée.
L’horreur de Lucrèce pour les « bêtes sans espèce ». Les mots mêmes – le sait-il ? – que retrouve cet ami russe pour me parler de ce qu’il y a de neuf, d’irréductible à tout modèle connu et, donc, de terriblement dangereux dans ce qui se prépare à Moscou.
Yeshayahou Leibowitz et ses Brèves leçons bibliques, chez Desclée de Brouwer. On connaissait l’intellectuel engagé – voici le commentateur de la Torah. On avait l’habitude des provocations plutôt « politiques » de cet iconoclaste sans réserve – voici l’homme de piété et de foi, exégète des textes sacrés. Entre mille exemples de ce que ce petit livre apporte et qui le rend si précieux, la relecture qu’il propose du thème de la tour de Babel. Malédiction, vraiment, la séparation des langues ? Bien sûr que non ! Une chance, au contraire. Un acte réparateur. C’est dans la tentation de « la même langue », dans le rêve des « paroles semblables », que gît le vrai danger. Éloge de la dispersion. Gloire au malentendu. On ne saurait mieux illustrer l’extrême modernité de la Bible.
Scott Fitzgerald, cité par Arnold Gingrich : « Prenez comme modèle un être humain, et vous découvrirez que vous avez créé un archétype ; prenez comme modèle un archétype, et vous découvrirez que vous n’avez rien créé du tout. » N’est-ce pas, autrement exprimé, l’itinéraire d’Almodovar entre le kitsch archétypal de Talons aiguilles et la bouleversante vérité de La fleur de mon secret ?
Invité par Jean-Paul Huchon, dans le cadre de son club Initiatives, à parler des raisons qui ont décidé l’Occident à agir enfin en Bosnie. Je cite Chirac, bien sûr. Clinton. L’intervention croate en Krajina. Mais aussi cette autre donnée dont on ne parle étrangement jamais : le refus entêté des Bosniaques et l’incalculable grain de sable qu’il aura introduit dans les minables calculs des chancelleries. La seule bonne nouvelle, peut-être, de ces trois années : la victoire, in fine, de l’esprit de résistance et de son génie.
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