Les « sans-papiers », encore. Oublions, pour un moment, le dénouement dramatique de la crise. Oublions les portes de l’église fracassées et l’image qu’elles donnent de notre pays. Oublions les larmes des enfants, la détresse des regards. Oublions l’insigne maladresse d’un ministre et d’un gouvernement qui confondent brutalité et fermeté. Oublions même le navrant spectacle de cette vieille et fausse gauche dont je redoutais, la semaine dernière, qu’elle ne se refît une virginité sur le dos des grévistes de la faim et qui n’a pas manqué, hélas, de se conformer, elle aussi, à son rôle. Mettons, oui, tout cela provisoirement de côté. Et dressons plutôt l’autre bilan : celui, dont on parle moins, des effets positifs du drame de l’église Saint-Bernard.

1. Les « sans-papiers » ont gagné. C’est une victoire étrange, sans doute. Amère. Et il est clair que nous aurions tous préféré que l’on fît, pour y arriver, l’économie de tant de violence. Mais enfin, le résultat est là. Les « sans-papiers » ne sont plus des nombres, mais des cas. Leur sort est, comme il se devait, examiné au cas par cas. Et il semble, à l’heure où j’écris, que le nombre total des autorisations de séjour qui leur seront finalement délivrées ne soit pas inférieur à ce que proposaient leurs porte-parole. Victoire – fragile – des humbles. Défaite – inavouée – des monstres froids. Un mouvement d’opinion triomphant. Une avancée de l’humanité et du droit.

2. Les « sans-papiers » ne sont plus des « clandestins ». Sans doute ne l’ont-ils, sur le fond, jamais été. Mais combien étions-nous, il y a quelques semaines encore, à le dire et le savoir ? Qui, parmi nous, était-il réellement conscient de ce qui distingue les immigrés entrés clandestinement en France et ceux qui y sont venus régulièrement, qui y ont travaillé pendant des années, qui ont payé des impôts, fondé une famille, cotisé aux caisses d’assurance sociale – avant qu’une nouvelle règle du jeu (en l’occurrence, les lois Méhaignerie et Pasqua) ne les fasse, un beau matin, basculer dans l’illégalité ? La nuance est de taille. Elle décide du regard que nous portons sur nos étrangers. Elle décide donc, d’une certaine façon, de l’état de notre santé et de notre culture démocratiques. Or c’est le mérite de cette crise que d’avoir, sinon établi, du moins popularisé ce distinguo – c’est sa vertu que d’avoir, sur ce point ô combien symbolique, fonctionné comme un opérateur de complexité et de vérité.

3. Les lois Pasqua sont mortes. Messieurs Juppé et Debré nous disent, bien entendu, l’inverse. Ils continuent d’annoncer qu’ils feront respecter la loi, toute la loi, rien que la loi. Mais qui ne voit l’absurdité, désormais, d’un tel programme ? Qui ne voit comme lesdites lois, hier tenues pour des dogmes par l’ensemble de l’opinion et, surtout, de la classe politique, sont devenues soudain l’objet d’un légitime soupçon ? On peut regretter, derechef, qu’il ait fallu en passer par là. Mais on ne peut regretter, en revanche, cet autre progrès en lucidité. On ne peut, sans malhonnêteté, nier que la révolte ait eu pour heureux effet de révoquer en doute des textes dont chacun, je le répète, s’était lâchement accommodé et qui apparaissent enfin pour ce qu’ils étaient : des machines, non pas à éliminer, mais à fabriquer des clandestins – des mauvaises lois, des lois mal faites, des lois que l’esprit démocratique bien compris devait inciter non à figer, mais à réformer.

4. Le grand débat sur l’immigration est, peut-être, enfin ouvert. Il était, ce débat, dominé jusqu’ici par l’extrême droite, et l’on ne pouvait guère s’y risquer sans buter, à chaque pas ou presque, sur les pièges qu’elle s’ingéniait à semer. Eh bien, infléchissement là encore. Peut-être retournement. Car ce sont toute une série de thèmes, parfois d’arguments ou de raisons, que ce mouvement des « sans-papiers », comme tous les mouvements démocratiques, injecte dans l’espace de la discussion. Quelle est la part de la misère du monde dont la France peut, et doit, se charger ? C’est, évidemment, toute la question. Mais que cette part existe, que l’immigration zéro soit un leurre, qu’un flux maîtrisé d’immigrés soit à la fois conforme au génie français et aux besoins d’une économie moderne, voilà une idée, par exemple, qui, pour la première fois depuis longtemps, paraît progresser dans les esprits – voilà une idée qui aura plus fait de chemin, dans nos têtes, en quinze jours qu’en quinze ans.

5. D’autant – dernière leçon – que le mouvement semble avoir, contre toute attente, éveillé un écho plutôt favorable dans l’opinion. Il convient d’être prudent, naturellement. Et bien léger serait l’observateur qui, fort d’un ou deux sondages, prendrait un frémissement pour un revirement – et un mouvement du cœur ou un réflexe pour l’expression d’un courant profond. Mais enfin : que la France ait du cœur, qu’elle ait, dans une affaire comme celle-là, précisément les bons réflexes, que ce pays réputé frileux et xénophobe éprouve spontanément de la sympathie pour les plus déshérités de ses hôtes, voilà une information qu’il serait absurde de bouder et que révèle à nouveau, le drame de l’église Saint-Bernard. Et si le président de la République se trompait lorsqu’il annonce, depuis Brégançon, que les Français éprouvent « une irritation croissante à l’égard des immigrés » ? et si le pays était, sur ce terrain, plus mûr qu’il ne le croit ? A lui de nous le dire. Et à lui d’en tirer, alors, les conséquences morales et politiques – en remettant sur le métier ce « modèle français d’intégration » qui fut un exemple pour l’Europe et pourrait le redevenir, s’il le voulait, dès aujourd’hui.


Autres contenus sur ces thèmes