Le pape et Castro. Le génie qu’a ce pape de subjuguer ses contraires – hier Arafat, avant-hier Ali Agça, maintenant le vieux dictateur cubain, patriarche en son automne, l’homme qui, depuis quarante ans, bafoue les droits de l’homme, opprime l’Église et ses évêques. Qu’ont-ils pensé l’un de l’autre ? Qu’ont-ils bien pu se raconter ? Ils ont parlé santé, dit-on. Leurs deux vieux corps épuisés. Leur belle vigueur ancienne. La mort qui rôde, mais qu’ils tiennent encore à distance. Moi non plus, saint-père, je ne vais pas bien. Quelle familiarité dans ce « moi non plus » ! Quelle sympathie soudaine ! Ils ont parlé boutique, aussi. L’avenir de leurs illusions. Leurs viviers respectifs d’élus et de saints. Le Christ et le Che. La martyrologie comparée. Non, on n’a pas rêvé. Il y avait bien, derrière le pape, la double effigie du Christ et de Che Guevara. Guerre des suaires. Concurrence des extases et des passions. Comment ça marche chez vous ? Non, chez vous ? Dites, saint-père ; comment fait-on, chez les catholiques, à une encablure du millénaire, pour tenir ferme sur le dogme ? L’air docile de Fidel. Son côté fils prodigue, légèrement repentant, j’ai ôté ma vareuse militaire, voyez comme j’ai l’air humble. Garcia Marquez à ses côtés, plus jeune, plus roublard, style « moi, on ne me la fait pas ; je garde la distance » – et puis attentif tout à coup, terriblement concentré lui aussi. Car telle est bien la question. « Qu’est-ce qu’ils ont, ces chrétiens, que le communisme n’a plus ou qu’il n’a, peut-être, jamais eu ? C’est drôle. On avait tout fait pour tarir la source. On croyait qu’en abolissant la transcendance on rapprochait Dieu des hommes et qu’on lui donnait ainsi une sorte de nouveau bail. Eh bien, non. Le contraire. C’est eux qui ont gagné. » On sentait bien, chez le pape, la sympathie pour ce vieux peuple, catholique en ses tréfonds, pauvre, oh oui, si pauvre – que préfère-t-il, à tout prendre, de cette pauvreté cubaine ou du triomphe, derrière la porte à côté, de la moderne Babylone qu’est l’Amérique de la marchandise ? Et on sentait, chez Fidel, au seuil de la mort, cet air de défaite triste : « tout ça pour en arriver là ! que de temps perdu, mon Dieu ! que de batailles en vain ! j’aurai passé ma vie à croire qu’on pouvait inventer une religion, battre le catholicisme sur son terrain ; mais non ; voilà ; retour à la case départ ; c’est eux qui avaient raison ; ils avaient un truc infaillible, peut-être le fait de dealer avec la naissance et la mort, l’entrée dans le monde et la sortie – alors que nous nous sommes égarés, nous, épuisés, dans l’entre-deux ». Un siècle pour rien ? Le XXe siècle, tout entier, à jeter aux poubelles de l’Histoire ?
Honteux, pendant ce temps, le spectacle d’une Amérique enragée par ce qu’elle n’appelle plus que le « Fornigate ». Honteux, ces débats oiseux sur la sexualité du président. Honteuse, l’obscénité de ces médias qui exhibent ce que Clinton avait caché, qui produisent l’objet du prétendu délit, qui en jouissent, qui s’en repaissent. Honteux, ce voyeurisme sous couvert de vertu. Honteux, ce média-sex sans relâche, ce télé-shop sur fond de sorcières de Salem. Honteuse, l’hypocrisie de ceux qui, après avoir dévoilé l’affaire, après l’avoir exhibée en ses parties les plus intimes, après avoir disserté, à longueur d’antennes et de colonnes, sur la grave question de savoir si la « fellation » est, ou non, un « acte sexuel », ont le culot de venir dire : « ce n’est pas au sexe que nous en avons, mais au mensonge ; le président a le droit de baisser son pantalon, pas celui de prêcher le faux témoignage ». Honteuse, l’idée de la démocratie qui se dégage de ce foutoir juridico-médiatique – comme si « démocratique » était le système du tout voir, tout dire, tout montrer ; comme s’il n’y avait pas, au cœur de l’exigence démocratique, une part d’ombre, une zone obligée de secret et de privé ; comme si le citoyen-président n’était pas, lui aussi, un sujet, ayant droit, lui aussi, à une vie privée – comme s’il était on ne sait quelle icône, brûlée au feu du nouveau bûcher des vanités, celui de la dictature de l’opinion et de ses médias de masse. Honteux qu’il ne se soit trouvé personne, aucun éditorialiste, aucun leader d’opinion, pour, en Amérique toujours, s’insurger contre cette curée. Honteux que l’intéressé lui-même n’ait pas eu l’esprit d’envoyer tout de suite promener la meute : « allez vous faire voir ailleurs ! je vous emmerde à pied, à cheval, en voiture, à la télé » ! Honteux que cet homme qui tient bon face à Saddam Hussein ait pu se coucher devant Dan Rather. Honteux, le soupir de soulagement de Saddam : « ouf ! ce ne sera pas encore pour cette fois ! tant que l’Amérique a le nez dans les caleçons de son président, l’ordre règne à Bagdad ». Honteuse, la satisfaction de Netanyahou. Honteuse, l’humiliation d’Arafat dans la scène, désormais fameuse, où l’on voit CNN lui préférer Monica Lewinsky et Paula Jones. Honteux de voir les affaires du monde suspendues au bon vouloir d’un magistrat qui se sert de la justice pour avoir la peau d’un adversaire. Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus long… Le sexe de Clinton, s’il eût été plus court… On a beau dire que, pendant le spectacle, les affaires continuent. Ce psychodrame imbécile et vicelard pourrait, s’il durait, changer – un peu – la face du monde. Si la démocratie meurt un jour, ce ne sera plus sous les assauts d’un fascisme ni sous ceux d’un totalitarisme plus ou moins teinté d’intégrisme. Ce sera de cette mort douce, dans un éclat de rire gras : celui d’un peuple de spectateurs, ivre de ressentiment contre les princes qu’il s’est donnés, affamé de haine et de vengeance, qui en aura tout bonnement oublié ce que citoyenneté veut dire.
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