Trop fort, le qualificatif de « crétin » appliqué à M. Millon ? Je ne crois pas. Car M. Millon n’est pas, comme on le dit souvent, un « lâche ». Ce n’est pas un « opportuniste ». Ce n’est même pas un « collabo », pactisant avec de nouveaux « nazis » sous l’œil de nouveaux « résistants » – image à la fois excessive et facile. Non. C’est juste un type qui a cru pouvoir jouer au plus fin avec le FN, le tuer en l’embrassant, l’étouffer en s’alliant à lui ; c’est juste un pauvre bougre qui s’est cru plus malin que le malin et qui l’a, dès le lendemain d’ailleurs, payé au prix le plus fort : huées, risée, humiliations sans précédent, la canaille frontiste le traînant dans la boue après l’avoir hissé sur le pavois, toutes choses qui font de lui un personnage pathétique, un brin disjoncté, presque touchant – mais d’abord, au sens propre, un crétin.

Le problème du FN est, à la fin des fins, un problème d’idées. C’est un problème politique, sans doute. C’est un problème de principes, de morale, etc. Mais c’est aussi, avant tout, un pur problème d’idées. D’un côté, ceux qui, dans l’ordre des idées donc, estiment que droite et extrême droite sont comme les rameaux d’une même branche, ou les deux branches d’une même famille : c’est très naturellement qu’ils plaideront, ceux-là, pour un regroupement de ladite « famille », un rapprochement de « toutes les droites ». De l’autre, ceux qui, toujours dans l’ordre des idées, jugent qu’entre les partisans de l’Europe et ceux de la nation ethnique, les disciples de Tocqueville et ceux de Barrès ou de Maurras, les héritiers de De Gaulle et ceux de l’OAS ou de Vichy, il n’y a de vraiment commun que l’homonymie partielle d’un nom – « droite » et « extrême droite » n’ayant pas beaucoup plus de parenté que le « chien constellation céleste » et le « chien animal aboyant » selon Spinoza : et c’est tout naturellement aussi, sans se faire vraiment violence, qu’ils militeront, sur cette base, pour le refus de l’alliance. Résister au FN ? Affaire de pensée, oui. Donc de topologie. L’affaire d’une droite qui refusera de penser que fascisme et démocratie puissent cohabiter aux extrêmes d’un même espace politique.

Sur ce point, mais sur ce point seulement, parallèle avec l’histoire de la gauche des années 70 et 80. C’était le même débat « topographique ». C’était le même type de ligne de partage – théorique avant d’être tactique, stratégique ou même éthique. D’une part, les attardés d’un Congrès de Tours qui persistaient à voir « socialisme » et « communisme » comme des frères inconciliés, des parents éloignés mais unis par une mémoire, une généalogie partagées : fondement théorique de cette catastrophe morale qu’on appela l’« union de la gauche ». En face, les tenants d’une gauche moderne à qui cette union posait un problème, non seulement de conscience, mais de pensée ; entre socialistes et communistes, disaient-ils, ce qui sépare doit être plus fort que ce qui rassemble ; il faut en finir, en d’autres termes, avec l’image, commode mais terrible, de la grande et sainte famille dont le Parti communiste eût formé la branche extrême. Ce travail n’est pas fini ? C’est vrai. Mais il fut largement engagé. Et c’est lui, c’est ce refus d’une homonymie confondant dans le même cliché – « la » gauche – les adeptes des Lumières et les partisans du fascisme rouge qui, plus encore que la dénonciation morale du Goulag, a précipité la naissance, en France, d’un pôle antitotalitaire fort. Maurice Clavel, en 1977 : « casser la gauche pour vaincre la droite ». Vivement un Clavel qui, à l’autre bord, vingt ans après, reprendrait : « casser la droite, vraiment la casser, pour vaincre la gauche » !

La gauche, justement. On dit, un peu partout, qu’elle ferait, par cynisme, le jeu du Front national. D’accord sur le « jeu ». Mais pas tout à fait d’accord sur le « cynisme ». Car c’est, là encore, la pensée qui commande. C’est, dans ce cas aussi, une perversion de l’esprit qui fonde la perversité morale. Je suis convaincu, en un mot, que l’on ne peut, comme font tels ou tels hiérarques post-mitterrandiens, souhaiter que le FN progresse, s’affirme face aux libéraux, un jour peut-être les écrase et apparaisse alors comme la seule alternative sérieuse au jospinisme régnant que si au calcul sordide s’ajoute une conviction de fond : la conviction que l’affaire n’est, somme toute, et dans l’ordre de l’esprit, pas si décisive qu’il y paraît et que, entre droite et extrême droite, c’est du pareil au même, bonnet blanc et blanc bonnet – toujours la même histoire des deux branches rivales mais complices de la même engeance politique… Dans l’histoire des idées, ce préjugé a un nom : il s’appelle le « gauchisme » ; c’est lui qui, dans l’Allemagne des années 30, a conduit une partie de la gauche à faire le lit de l’hitlérisme ; c’est lui qui, dans la France de la fin du siècle, pourrait, en toute bonne conscience et au mépris du « devoir d’inventaire » proclamé, conduire une fraction de la gauche à faire le lit du lepénisme.

Le mot le plus terrible de la semaine : celui de Valéry Giscard d’Estaing expliquant que la preuve que Charles Millon n’est pas raciste, c’est qu’il a adopté un petit Laotien. C’est l’analogue du tristement fameux : « je ne suis pas antisémite puisque mon meilleur ami est juif ». C’est, dans la bouche d’un ancien président de la République, la politique ravalée au rang du préjugé, du café du commerce, de la vulgarité de pensée. Et si c’était aussi cela, la lepénisation des esprits ?


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