Les Européens ont-ils bien fait de menacer l’Autriche de sanctions pour le cas où Jörg Haider accéderait au gouvernement ? Et le fait que non seulement les conservateurs, mais une large fraction de l’opinion, s’indignent de cette ingérence, le fait que notre sévérité ait apparemment pour premier effet de souder encore davantage, en un réflexe de crispation patriote, la majorité dite silencieuse du pays, invalide-t-il la démarche ? Pour trois raisons au moins, je ne le crois pas.

1. Jörg Haider est un nostalgique de l’hitlérisme. Il l’est quand il veut, en 1995, « rendre honneur » aux vétérans de la Waffen SS, ces « hommes de caractère demeurés fidèles à leurs convictions ». Il l’est quand, la même année, devant le Parlement autrichien, il qualifie les camps de la mort hitlériens de simples « camps disciplinaires ». Il l’est quand, en 1991, il expose sa nostalgie de la politique de l’emploi du IIIe Reich ou quand, un peu plus tôt, en 1988, il qualifie l’Autriche moderne, malheureusement séparée de l’Allemagne à laquelle l’avait rattachée l’Anschluss, comme une « fausse couche ». Face à de tels propos, l’Europe avait le choix. Soit ne pas réagir et accepter implicitement la perspective de voir associer à l’élaboration de la politique communautaire une inspiration clairement néonazie. Soit refuser cela, récuser l’idée même d’un néonazisme participant, si peu que ce fût, de cette élaboration – et il fallait alors contester au souverainisme autrichien le droit de souiller ainsi les valeurs fondatrices de l’Europe.

2. Jörg Haider est ce néonazi. Mais c’est aussi, sans nulle contradiction, le plus moderne, le plus jeune, la presse autrichienne dit volontiers le plus « glamour », des responsables politiques du pays. Un homme du passé ? Oui. Mais qui se présente comme un homme d’avenir. Qui joue de la séduction, de la transgression, davantage que de la tradition. Qui dit, qui ne cesse de dire, que ses maîtres en stratégie politique s’appellent Ross Perot ou Berlusconi davantage que Hitler ou Mussolini. Le tenant, en d’autres termes, d’un néofascisme cathodique, hédoniste, consumériste pour lequel les meilleurs observateurs du phénomène – Arnim Thurnheer, responsable de l’hebdomadaire culturel Falter – ont inventé le néologisme de « Feschismus » (de « fesch », élégant, bien sapé), et qui ne l’aurait sans doute pas emporté si, face à une classe politique discréditée, il n’avait incarné une sorte de « renouveau ». Là encore, de deux choses l’une. Laisser faire, laisser passer – et faire comme si rien ne se passait. Prendre, au contraire, Haider au sérieux, entendre l’extrême modernité du premier vrai discours fasciste du XXIe siècle – et alors, quoi qu’il en coûte, dire très haut l’horreur qu’il doit inspirer.

3. Que cette ingérence, car c’en est une, provoque colère et amertume dans toute la frange de l’opinion blessée de voir l’Autriche traitée – sic – comme « un pays du tiers-monde », ce n’est pas très étonnant. Mais quid de l’autre frange ? Quid de ce que l’on appelle déjà, à Vienne, « l’autre Autriche » ? Quid des cinquante mille manifestants anti-Haider de novembre dernier et quid des deux cent cinquante mille hommes et femmes (ramenés à l’échelle française, l’équivalent de deux millions !) qui vinrent, en 1995, sur Heldenplatz, crier leur dégoût de la politique de l’immigration proposée par le leader du FPO ̈ ? Quid de l’Autriche de Peter Handke et de Thomas Bernhard ? Quid de l’Autriche qui, nostalgie pour nostalgie, nourrit celle des Habsbourg et non de Hitler, du cosmopolitisme austro-hongrois et non de la politique raciale du IIIe Reich ? La communauté européenne, en réagissant ainsi, lui donne courage. Elle lui dit : « vous n’êtes pas seuls ; vous n’êtes ni les damnés, ni les galeux, ni les enfants perdus de l’Europe ». Elle leur adresse, à ces Autrichiens-là, un message, non de mépris mais de solidarité, d’espoir.

Vienne toujours. Post-scriptum. En souvenir, à Vienne, de la fameuse prise d’otages, en 1975, des ministres de l’Opep, un juge vient de demander la levée de l’immunité parlementaire de Daniel Cohn-Bendit (qui aurait, dans les années 80, apporté son aide à Hans-Joachim Klein, l’un des membres du commando). Cette accusation est une infamie. Et la façon dont lui font écho les radios de ce mercredi – « Cohn-Bendit au secours d’un complice du terroriste Carlos… » – est une autre infamie. Klein en effet, quand le député Vert lui apporte son soutien, vient de publier une lettre magnifique (texte intégral dans « La machine à terreur », de Laurent Dispot, Biblio-Essais) où il explique qu’il renonce à la « lutte armée » et qu’il a pris cette décision après avoir reçu l’ordre d’exécuter les deux responsables de la communauté juive allemande, Heinz Galinski et Ignatz Bubis. Il n’est plus un terroriste mais un repenti du terrorisme. Il est, non pas couvert, mais traqué, condamné à mort, par Carlos et les hommes de Carlos. Loin d’être cet assassin dont on brosse le portrait, il est celui qui, au contraire, a sauvé la vie de Bubis et Galinski. Klein et Cohn-Bendit, contre Haider.


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