Je me souviens de Matoub Lounès, un soir, à Paris, chez l’éditrice Maren Sell. Ses yeux un peu trop ronds. Sa barbe de Pan berbère. Son goût de la fête, de l’amitié, des bons vins. Sa façon de rire, oui, de rire des islamistes qui venaient de le kidnapper puis, crainte des représailles, de le libérer sans conditions. Son insolence. Son côté faux Gainsbourg et vrai voyou. Cette façon de mêler le verbe, la provocation, l’ironie, dans une vision du monde superbement poétique. Et puis ce ton, surtout, pour nous parler de « l’identité berbère » dont il était déjà le héraut : non pas une identité de plus, disait-il ; non pas une identité parmi d’autres, rivale des identités « islamique », « arabe » ou « francophone » ; mais une sorte de contre-identité – une manière de contrarier ce que toutes ces autres identités pouvaient avoir de réducteur ou de trop simple ; être berbère ? manière de dire que l’on n’est pas seulement « arabe », ni seulement « musulman » – manière de poser une identité plurielle, polyculturelle, rebelle, qui est celle de toutes les cultures majeures. Matoub était un très grand artiste. C’était, pour ceux qui le connaissaient, un merveilleux compagnon. Mais c’était aussi une certaine idée de l’Algérie – celle que les tueurs, à travers lui, ont évidemment voulu liquider.

Disparition du publicitaire Jacques Pilhan. Comment le même homme a-t-il pu conseiller à la fois, et en si peu de temps, François Mitterrand et Jacques Chirac, un président de gauche, puis de droite ? C’est très simple. Il lui suffisait de croire, j’imagine, que la différence entre la droite et la gauche n’était pas si nette, justement, qu’il y paraissait – il lui suffisait de postuler une sorte d’« art politique » pur, indifférent aux « visions du monde » ou aux « opinions », affaire de seules formes, de contenants sans contenu. Pilhan n’était pas exactement un cynique ; c’était un sophiste. Ce n’était pas un opportuniste ; c’était quelqu’un qui, à tort ou à raison, pensait que le temps des grands récits, donc des grandes fables, était passé. Ce n’était pas un vendeur de vent, un marchand de songes et de mensonges ; c’était, en un sens, le contraire : un politique absolu, un marchand de tropes et de figures – c’était un homme dont tout indique qu’en prenant son parti du Spectacle, en prenant acte du triomphe de l’Émotion sur la Pensée, ou de la Séduction sur l’Illusion, il avait, à l’inverse, et à l’échelle de la Cité, réduit la part de la comédie. Les uns diront qu’il participait, ce faisant, à l’abaissement de l’idée républicaine. Les autres assureront qu’il fut l’image même de l’esprit démocratique triomphant. Tous auront, évidemment, raison. Car tous se retrouveront dans ce constat : chaque époque a les personnages qu’elle mérite ; et Jacques Pilhan fut, pour le pire et le moins pire, l’un des vrais personnages de l’époque.

Janvier 1993. Il est six heures du matin. Je suis venu dire au revoir au président Izetbegovic dont s’achève la visite à Paris. Roland Dumas, anti-bosniaque notoire mais ministre des Affaires étrangères de la France, a eu, apparemment, la même idée. En sorte que nous nous retrouvons là, tous les deux, regards en chiens de faïence, n’échangeant forcément pas un mot, dans la semi-obscurité du bar du Raphaël désert. Je le trouve vieux, ce matin-là. Fatigué. Il a l’air d’un noceur levé trop tôt, qui n’aurait pris le temps ni de se raser ni de vraiment se réveiller. Tantôt il s’affale dans un fauteuil, les yeux mi-clos, la bouche un peu ouverte, serrant contre lui, comme pour se réchauffer, les pans de sa petite gabardine bleu marine toute froissée. Tantôt il se redresse, se recompose un visage de majesté – et il a l’air de ces portraits qui vous regardent dans l’ombre d’une longue galerie. Qui est le vrai Dumas ? me dis-je. Le pathétique ou le magnifique ? Le vieil enfant chiffonné, las de cette bouffonnerie, furieux d’être là, de si bon matin, à faire bêtement le ministre pour un Bosniaque dont il se fiche – ou le séducteur aux aguets, superbe à nouveau, qui, le visage légèrement empourpré, décide de rendosser le rôle et me fait son plus bel œil de Talleyrand-Choiseul ? Pas plus hier qu’aujourd’hui, je ne parviens à juger l’homme antipathique ou détestable. Je note, ce jour-là : « nous nous sommes tous trompés – le héros le plus romanesque de la Mitterrandie n’est pas Mitterrand mais Dumas ».

Tapie à TF1. Vaincu, lui aussi. Presque humble. Cette façon de se fâcher à contretemps. Ces ruses qui n’en sont plus. Ces drôles de sourires, fragiles, qui meurent trop tôt sur les lèvres. Ce visage bizarre, par moments terriblement émouvant : un reste de ferveur, un dernier vernis de jeunesse – et puis l’air, comment dire ? d’avoir vieilli par en dessous. Je ne sais ce que l’Opinion retiendra de cet autre Bernard Tapie. J’ignore si elle sera sensible, comme je l’ai moi-même été, à la sincérité retrouvée du personnage, à cette fêlure qui affleurait – ou si elle ne retiendra de ce moment de télévision que la promesse faite de ne plus toucher à la politique (ah ! le soulagement d’entendre que ce « mauvais symbole », ce miroir de ce que nous fûmes, débarrasse, à tout jamais, le plancher du grand spectacle !). Mais voilà. On dit, d’habitude, que l’Histoire se répète : une fois en tragédie, la seconde fois en farce. Dans le cas Tapie, c’est l’inverse et ce n’est pas l’arrêt de la Cour de cassation, ce jeudi, qui me fera changer d’avis : elle a débuté en farce, mais il n’est pas exclu qu’il y ait, soudain, une part de Tragique en cet homme.


Autres contenus sur ces thèmes