J’avais écrit, ici même, que j’entendais juger sur pièces Underground de Kusturica. Je m’étais interdit – contrairement à d’autres – la tentation d’un « politiquement correct » qui ne trouvait, il faut bien l’admettre, que trop de matière à s’exercer dans les déclarations mêmes du cinéaste. J’attendais, autrement dit, de voir le film et ne voulais le juger qu’à l’aune de ce qu’il exprimait vraiment. Je l’ai vu, aujourd’hui. Je l’ai fait aussi scrupuleusement que possible, en oubliant les choix politiques de l’auteur, son bruyant soutien à Milosevic ainsi que les injures dont il ne cesse de m’abreuver. Eh bien, si prévenu que je fusse contre l’infamie du personnage, l’honnêteté m’oblige à dire que j’y ai trouvé un souffle, un rythme, une intelligence des êtres et des situations, une cocasserie, un sens de la farce et du tragique, du carnaval et de la souffrance, un humour désespéré, une force, qui le placent très au-dessus de ce que l’on peut voir, ces temps-ci, sur les écrans. Kusturica est, sûrement, un collaborateur de la Grande Serbie. Mais son film est, peut-être, un chef-d’œuvre.

Est-ce à dire que ce film est beau malgré le discours qui le sous-tend ? Est-ce à dire : un film moralement douteux, politiquement odieux, mais sauvé par son esthétique ? Même pas. Car le plus surprenant pour moi (comme pour tous ceux qui auront, depuis six mois, entendu l’auteur en parler), c’est que ce discours proserbe, la politique et la morale explicites de Kusturica, pèsent finalement peu dans le contenu même des images. Une scène peut-être, vers la fin (celle de la Land-Rover onusienne bourrée de réfugiés), où l’on devine sa haine névrotique de la cause et du malheur bosniaques. Une autre, où pointe un préjugé anti-allemand qui plombe, soudain, la narration. Mais, pour le reste, une grâce qui, comme toujours dans les grandes œuvres, allège mystérieusement le film de tout le poids des « thèses » dont la pensée diurne de l’auteur était tentée de l’accabler. Underground est une fiction. Une libre variation sur les Mémoires écrits dans un souterrain dostoïevskiens. Une fable sur les rapports du réel et de l’illusion, sur le mensonge, le temps retourné, la beauté de la paternité, l’énigme de la fraternité rompue. C’est une méditation baroque sur la guerre, oui – mais une guerre universelle, métaphorique, dont on se demande par quel malentendu on a pu la réduire (et Kusturica le premier, dans ses innombrables gloses et causeries) à la seule guerre en ex-Yougoslavie.

Aux yeux des historiens de l’art, cette affaire sera une nouvelle illustration de la loi qui veut que l’on puisse être un militant du pire mais un artiste de talent. Aragon qui écrit La Semaine sainte au moment même où il couvre, de son autorité immense, la répression post-stalinienne… Céline qui donne Rigodon, ce maître livre, quand nul n’ignore l’antisémite impénitent qu’il est aussi… D’autres… Tant d’autres… Au nombre desquels il faudra peut-être désormais compter, toutes proportions gardées, ce Janus doté non pas de deux visages, mais de deux âmes : celle qui, le soir de son couronnement à Cannes, alors que toutes les caméras du monde recueillaient le moindre de ses propos, ne sut pas lui dicter un mot de compassion pour les soixante et onze adolescents qu’un obus serbe venait, quelques heures plus tôt, de tuer à Tuzla – et celle, logée dans le même corps, qui lui avait inspiré ce film lyrique, flamboyant, dont on voit bien, aujourd’hui, qu’il méritait la palme.

Pour Emir Kusturica – et peut-être, d’ailleurs, pour nous tous –, l’aventure servira, j’espère, de leçon. Les œuvres, les vraies, sont toujours plus grandes que leurs auteurs. Les auteurs, les grands, ont toujours intérêt à se taire et à laisser parler l’œuvre à leur place. Kusturica, lui, a fait juste le contraire. Il a couvert la voix de son film. Il a multiplié les déclarations, vitupérations, professions de foi qui éteignaient, comme une mauvaise nuit, l’éclat de son entreprise. Il a accepté de débattre avec celui-ci. Couvert celui-là de boue. Bref, il a noyé – naufragé ? – son film sous un flot de paroles abjectes ou, simplement, inutiles… Quelle erreur, par exemple, d’avoir donné, l’autre semaine, l’image même de l’intolérance en refusant de venir sur un plateau de Bernard Pivot où je me trouvais avec quelques autres ! Nous aurions vu le film, alors. Nous aurions débattu du mystère – car c’en est un – de cette ambiguïté, constitutive des vrais artistes. Mais j’aurais aussi reconnu, comme je le fais ici, que ce film est un beau film qui, parce qu’il n’est réductible à aucun credo, me donne paradoxalement à penser sur la Bosnie et sa guerre. Un artiste a toujours tort de ne pas avoir confiance en son œuvre.

Quant à moi, enfin, je voudrais clore ce débat en rappelant, pour résumer, ceci. 1. Je conserve tout mon mépris au bavard qui, l’autre jour encore, dans un de ses pauvres emportements médiatiques et passablement convulsifs, renvoyait dos à dos victimes et bourreaux à Sarajevo. 2. J’attends de pied ferme le matamore qui déclare dans un magazine que « la seule solution contre ces gens-là » c’est – sic – « un poing dans la gueule ». 3. À l’artiste, en revanche, à celui qui a su nous donner la superbe parabole de la cave où survit, et étouffe, une humanité sacrifiée à la folie de l’Histoire, j’offre, sans réserve, admiration et émotion. 4. À mes lecteurs, enfin, à tous les fidèles de cette chronique, je répète qu’Underground vaut infiniment mieux que son auteur et que le premier doit – mais oui – être défendu contre le second.


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