On disait « il ne faut pas parler de Le Pen ; il ne faut pas répondre à Le Pen ; il y a, dans le lepénisme, comme une machine infernale qui piège les discours qui s’y opposent et les transforme à son avantage ». Eh bien, on avait tort de dire cela. Et il aura suffi d’une journée, à Strasbourg, pour que le piège se desserre et que la foule des démocrates paraisse, sur le terrain même de l’adversaire, marquer des points, couvrir sa voix et recommencer, peut-être, de le marginaliser. Ce qui s’est passé, pendant cette journée ? Oh, pas grand-chose. Un ton nouveau. Une dignité tranquille dans la contre-attaque. Un côté civique, citoyen dans les cortèges. Et puis surtout, surtout, cet air de manifestation heureuse, sûre d’elle-même et de ses valeurs, qui, pour la première fois depuis dix ans, réagissait moins au discours du Front qu’elle n’affirmait le sien. Rassembler les antifascistes avant de les séparer des fascistes, réaffirmer la mémoire des premiers plutôt que de fustiger celle des seconds, bref, glorifier les valeurs communes des uns avant de faire honte aux autres de leur parole de guerre et de mort, c’était, apparemment, la juste formule. Un nom, depuis huit jours, incarne ce style et cette stratégie. C’est celui de Catherine Trautmann, maire de Strasbourg, qui, avec son mélange si remarquable de colère et de rigueur, d’enthousiasme et d’esprit de mesure, d’intransigeance sur les principes et d’habileté dans les méthodes, sauve, avec d’autres, l’honneur de la classe politique. Une sorte de Badinter, mais qui serait passé par les urnes. Le type même de personnage dont on désespérait qu’il pût jamais s’autoriser du double sacre, celui du peuple et celui de la morale – et pourtant…

Qu’est-ce qu’une « erreur de jeunesse » ? Quel statut a-t-elle dans l’œuvre d’un auteur ? Et doit-on tenir rigueur à un homme des horreurs qu’il a pu écrire quarante ou cinquante ans plus tôt, dans un état d’esprit qui n’est, souvent, plus le sien ? La question s’est posée pour Heidegger. Blanchot. D’autres. Mais la voici qui rebondit à propos de ces engagements roumains et crypto-hitlériens d’avant-guerre que, dans un livre remarquable (Gallimard), met au jour Patrice Bollon. Je le revois, le vieux Cioran, ce jour de 1989 où j’étais venu l’interroger dans le cadre de mon enquête sur l’histoire des intellectuels. Je revois, là-haut, dans sa mansarde, son visage de hibou apeuré quand il avait senti que j’allais aborder le sujet délicat. Son silence, à ce moment-là. Sa hâte à me voir partir. Son embarras déjà quand, un moment plus tôt, évoquant son refus constant des honneurs, des distinctions littéraires et des prix, j’avais commencé de suggérer – mais sans deviner, bien sûr, la portée de l’hypothèse : « dans l’affaire du prix Paul Morand par exemple, votre refus était-il sans lien avec le fait que la princesse Soutzo, femme de Morand, était roumaine et que l’annonce même du prix allait déclencher, en Roumanie, on ne sait quelle fièvre biographique ? »… Cioran avait-il peur ? A-t-il passé sa vie à redouter l’arrivée de l’historien, du journaliste ou du chercheur qui rappellerait ce passé maudit ? Est-ce une raison de son fameux silence ? de sa phobie des médias ? de ce goût d’écrire pour n’avoir plus de visage ? On voit clairement la ligne de partage. Un écrivain est quitte de son « erreur de jeunesse » quand il l’a pensée, rejetée et qu’il a choisi, du coup, de n’être plus tout à fait le même homme. Qu’il l’occulte au contraire, qu’il se refuse à en faire le deuil – et à cet homme qui n’a pas changé, à ce sujet dont le noyau biographique continue d’abriter la même invisible vérité, comment ne pas tenir rigueur du terrible secret qui le fonde ?

L’intégrisme, chacun le sait, commence ou finit toujours par une bataille sur l’intégrité des textes religieux. Lettre sacrée. Intouchable. Évangiles donnés à l’homme une fois pour toutes, sans qu’il lui soit permis d’y remettre jamais la main. Qu’il enfreigne l’interdit, qu’il prétende toucher au texte, l’interpréter, l’interpoler, qu’il ose dire, ou laisse entendre, que Dieu nous a légué une parole lacunaire, inachevée, imparfaite – et c’est alors que se déchaîneront (cf. Rushdie) les foudres des imams ou, parfois, des évêques et des rabbins… C’est dire l’importance de la série d’émissions consacrées par Arte, ces derniers temps, aux grands textes fondateurs de la mystique monothéiste. On y voyait des interprètes, en effet. Des exégètes. On y écoutait des scoliastes inspirés, scrutant le moindre verset, le dilatant, le multipliant, faisant naître autour de lui gloses, échos, variantes, assonances. Pourquoi le nom « Christ », par exemple ? À partir de quelle date ? Quelle signification, précise, avait le mot en grec ? en araméen ? À chaque question, mille réponses. Derrière chaque point du dogme, mille nuances que la vulgate avait pétrifiées. Et entre ces érudits, entre ces fous d’une lettre non plus sacrée mais sainte puisque ouverte, désormais, aux vertiges de la profondeur et du sens, entre ces savants admirables, capables de passer leur vie entre un fragment de Flavius Josèphe ou une révélation de Grégoire de Nysse, une compétition muette, mais étrangement fraternelle – un démenti à ceux qui, cette semaine encore, n’auront cessé de répéter qu’entre les fameuses « trois religions » qui se partagent « le même Livre » l’affrontement est inévitable. Vous avez été bouleversé par les bombes humaines du Hamas ? les rodomontades d’Arafat ? la mauvaise foi de Netanyahou ? Il fallait regarder Arte. Il faut relire la Bible.


Autres contenus sur ces thèmes