Du philosophe Jean Cavaillès, Canguilhem disait qu’il fut résistant par logique. Même chose, toutes proportions gardées, pour le résistant afghan Ahmed Chah Massoud tel que nous le présente – mais cette fois dans un livre édité par Le Félin – Christophe de Ponfilly. Résistant et chef de guerre. Résistant et stratège. Résistant parce que le parti de la résistance lui semble en effet, depuis vingt ans, la conséquence logique d’une situation d’occupation. Ténacité sans emphase. Intelligibilité silencieuse. Et, au terme du parcours, une probable victoire contre la barbarie taliban.
« Ultimi barbarorum », les derniers des barbares : c’est l’affichette que voulut placarder Spinoza – le maître et de Cavaillès et de Canguilhem – au lendemain de l’assassinat des frères de Witt. Qu’entendait-il, au juste, par « barbares » ? Selon quelle « logique » prétendait-il leur résister ? Et que veut-il vraiment dire quand il conserve le manteau percé par le fameux coup de couteau ? À ces questions (et à quelques autres) répond Le Magazine littéraire, qui consacre à l’auteur de l’Éthique un excellent numéro spécial. A travers des textes de Deleuze, Negri, Dollé, un portrait du philosophe en contemporain – le tableau d’une liberté qui consiste en la « méditation, non de la mort, mais de la vie ». Spinoza ou Kant. L’impératif catégorique ou la « résistance par logique ». Et puis l’énigme, bien sûr, de l’athéisme de Spinoza et de son rapport au judaïsme.
De Karl Barth, cette admirable définition du peuple juif : « krank an Gott ». Ce qui se traduit, à peu près, « malade de Dieu ». Ou, mieux, « affligé de Dieu ».
Pardonner à Pinochet ? Même objection que celle de Jankélévitch à ceux qui, dès 1945, proposaient de pardonner aux nazis ; cent cinquante pages de grande et forte philosophie rééditées, ces jours-ci, par Flammarion dans la collection Mille et une pages ; relire Jankélévitch à l’heure où un chancelier allemand peut dire – mais oui ! – qu’il rêve d’un mémorial de la Shoah où l’on entrerait enfin « avec plaisir » (Le Monde du 2 décembre) !…
Le pardon encore. Une page, dans le dernier livre d’Alain Besançon (Le malheur du siècle, Fayard), où l’essentiel est dit. Pardonner à un homme qui ne l’a pas demandé, c’est : 1. une faute morale de plus ; 2. un acte juridiquement nul ; 3. le signe « d’une simple paresse à examiner les faits ou d’un manque de courage devant les exigences de la justice ».
L’argument le plus solide en faveur de la vision transactionnelle de la réparation due aux Juifs spoliés par les nazis : celui d’Emmanuel Levinas plaidant pour la « valeur éthique » de l’argent et pour la possibilité, grâce à lui, d’empêcher « l’indécence de l’échange ». Dans l’argent, dit-il, « ne peut jamais s’oublier la proximité interhumaine ». Grâce à l’argent, dit-il encore, une « intrigue », c’est-à-dire un « lien social », va « d’unique à unique, d’étranger à étranger ». Soit. Mais est-ce assez ? Et quid de l’autre indécence – celle qui consisterait, comme l’explique Jean Daniel dans L’Observateur de cette semaine, à « transformer les martyrs en créanciers » et à laisser entendre, ainsi, que l’on peut « réparer l’irréparable » ? J’y reviendrai.
Jean Daniel, à nouveau. Étrange, à la fin, ce reproche de « narcissisme » qui revient tout le temps à son propos. Comme si l’on pouvait tenir – et publier – un journal sans y parler de soi… Comme si, d’Amiel à Constant et de Gide, son modèle, à Montaigne, l’exercice même du journal n’impliquait pas de faire de ce « moi » l’objet littéraire par excellence… Un moi clivé, en l’espèce. Un moi en guerre contre lui-même. Un moi tantôt heureux, tantôt douloureux ou inconsolé. Un moi qui, un jour, pardonne à Mitterrand et qui, le lendemain, se le reproche. Un moi multiple, en tout cas. Indestructible et friable. Un moi où, contrairement au cliché, l’hédonisme n’est que l’autre versant d’une rigueur presque calviniste. Lire ses pages sur la musique. Ses enthousiasmes de touriste stendhalien. Voir sa façon d’accueillir la vie en jouisseur – et de s’en vouloir aussitôt. Daniel juge de Jean. Et, pourtant, si peu rousseauiste…
L’argent encore, et la politique. L’« euroland », se lamente Régis Debray dans L’Événement, sera un « no man’s land ». Quelle misère que cette « coupure de papier » qui n’aura – sic – « aucune histoire à raconter, ni aucune figure de laquelle s’enorgueillir : pas d’événement fondateur, pas de grand dessein, pas de baptême du feu ». Et si c’était, justement, sa vertu ? Et s’il fallait se réjouir – Levinas toujours… – d’une Europe qui, via sa monnaie, romprait avec les prestiges du « lieu », des « racines », des « bonnes communautés », des « bosquets sacrés » ? L’euro ou l’extase du territoire, l’Europe ou l’« être ensemble » idolâtré – il faudra en effet choisir ; et sur cela aussi, revenir.
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