Pour connaître un homme, disait Claudel, chercher d’abord sa bête. Pas son âme, non. Ni son corps. Ni la jonction, énigmatique, entre ce corps et cette âme. Mais la bête, vraiment. L’animal qui l’habite et le suit. Ce compagnon assidu, plus inséparable que son ombre, qui loge en lui, l’accompagne et, parfois, le trahit. Que dit d’autre ce prêtre catholique bosniaque qui évoque, en cette nuit de Noël, le temps où Sarajevo était la capitale mondiale de la douleur et de l’horreur ?
Georges Bataille, après Structures élémentaires du fascisme, avait l’intention de donner un petit essai sur la France – sur la tentation fasciste en France. Actualité de Bataille ?
Ces reportages télévisés qui font le tour de la planète en-train-de-changer-de-siècle-et-même-de-millénaire. Belle blague, évidemment. Et belle illusion d’optique. Comme s’il n’en allait pas de cette coupure-ci comme de toutes les coupures qui tranchent l’histoire des cultures, des civilisations ou des sciences : chacune coupe à son heure, répondait Foucault à Althusser, qui croyait, lui, dur comme fer, à sa fable de la « grande coupure » ; chacune, selon son rythme ; telle a déjà coupé ici (l’histoire de la sexualité) sans que la coupure ait opéré ailleurs (l’histoire de la folie, celle des manières de parler ou de classer) ; eh bien, de même ce XXIe siècle où les uns entrent pour de bon, les autres à reculons, d’autres pas du tout – sans parler de ceux qui, comme ici, à Sri Lanka, en sont toujours à rôder aux portes du XXe, quand ce n’est pas du XIXe.
Chez un bouquiniste parisien, dans un numéro de La Revue blanche (1896), Mystères, de Fernand Gregh, le premier roman dont Proust est le héros.
Le situationniste Mustapha Khayati publiait, en 1967, son mémorable De la misère en milieu étudiant. Qui, trente ans après, à l’heure de l’antiintellectualisme à nouveau triomphant, osera un De la misère en milieu écrivant ?
L’an 2000… 2001… Tant de zéros, tout à coup. Peut-être trop. Les zéros du néant qui vient ? Ceux de la table rase et du possible recommencement ? A Sri Lanka toujours, ce « rebelle » tamoul qui, féru de numérologie, me dit carrément : « pour nous qui ne croyons qu’aux nombres, pour nous qui confondons l’art de la guerre et celui des nombres sacrés, l’aurore du millénaire est formidablement exaltante. » Barbarie, année zéro.
L’intellectuel, celui qui « se mêle de ce qui ne le regarde pas » ? Mais oui. Bien sûr. Puisque se mêler de ce qui ne regarde pas, c’est la définition de la responsabilité et, donc de la liberté. Non plus, comme chez Heidegger, philosophe d’avant la Shoah, angoisse « pour ma mort », mais pour la tienne, la sienne, celle d’autrui en tant que, par principe, il ne me ressemble ni ne me regarde.
Huit femmes dans la liste, établie par Le Figaro, de ceux qui ont « fait le siècle ». Huit femmes seulement ? N’y a-t-il eu que huit femmes, vraiment, pour imprimer leur marque à l’ère qui s’achève ? Et Beauvoir ? Et Riefenstahl ? Et Marie Curie ? Et Indira Gandhi ? Et Louise Weiss ? Et Oum Kalsoum ? Et Rosa Luxemburg ? Et la reine d’Angleterre ? Et tant d’autres ?
Question d’Ardisson, à « Rive droite, rive gauche » : « quand les intellectuels en finiront-ils avec leurs leçons de morale ? » Il ne s’agit pas de leçons de morale, dis-je. Il ne s’agit même pas de morale du tout. Reprenez ce que nous disions, par exemple, au moment des guerres de Bosnie et du Kosovo. Ce n’était pas seulement : « il faut, moralement, intervenir ». Ni même : « il est juste, honorable, bon, moral encore, de tenter de venir en aide à des peuples massacrés ». Mais : « cela est raisonnable ; cette intervention, quoi qu’elle coûte, sera un moindre mal ; se porter au secours de ces peuples martyrs est un geste politique et c’est nous, intellectuels réputés irresponsables, qui sommes donc les derniers à faire encore de la politique ».
Commencer l’année avec saint Thomas (Commentaire du traité de l’âme d’Aristote, traduction et notes de J.-M. Vernier) et Hobbes (De Corpore, commentaires et notes de Karl Schuhmann), l’un et l’autre réédités par Vrin. Toujours la même affaire de l’âme, du corps et de la bête. Toujours, comme chez Claudel, quoique en langue philosophique, le même souci de l’ombre de l’homme.
Obscurs, les philosophes ? Non. Clairs, au contraire. Limpides. Sauf à nommer obscurité cette façon qu’ont les grands textes de dérouter le lecteur, de l’obliger à écouter.
Au XXIe siècle, les livres seront réprouvés, non parce qu’ils dérangent, ou supposent un péril secret, mais parce qu’ils prennent du temps, parce qu’ils font prendre et perdre du temps – parce qu’ils ne seront plus raccord avec notre conception du temps.
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