Il y a, dans la dernière livraison (éditions Léo Scheer) de Lignes, la revue de Michel Surya, biographe de Georges Bataille, un concentré de tout ce que l’on voudrait ne plus entendre au sujet du 11 septembre et de ses suites.

On y apprend, par exemple, que rien ne permet, à ce jour, « d’affirmer ni de croire » qu’Oussama Ben Laden soit le « responsable » de l’attaque contre les tours jumelles de New York.

On y lit, sous la signature du directeur, un portrait terrible et désastreux des « quelques-uns » qui, « prodigues » de leur vie, montrant « une hardiesse qui sidéra », surent, en une fraction de seconde, mettre le monde occidental à genoux.

Comme l’ensemble est cohérent, bien orchestré, on y trouve, sous une autre plume, celle d’Alain Brossat, un développement sur le « Billy Budd » de Melville qui donne une forme furieusement sophistiquée à la vieille thèse selon laquelle les tueurs d’Al-Qaeda seraient des « vaincus », des « incomptés », des hommes qui, ayant « perdu leur voix », n’auraient d’autre moyen que le terrorisme pour répondre à la violence qui leur est faite.

Et je ne parle pas, enfin, du texte d’ouverture, signé Alain Badiou, et qui, écrit sur le double mode, logique et véhément, qui fit frémir notre jeunesse et qui demeure, trente-cinq ans après, la marque distinctive de l’ancien inspirateur des Groupes Foudre, constitue la charge la plus folle que l’on ait vue depuis longtemps contre une Amérique, non pas exactement criminelle, mais identifiée au crime même.

Fallait-il, compte tenu de cela, faire de ce recueil l’objet d’une chronique ? Je le crois. D’abord parce qu’il n’est jamais mauvais, quand on a le goût de la confrontation des idées, de mettre sa pensée à l’épreuve de la pensée adverse. Ensuite, parce que l’honnêteté oblige à dire que l’on y trouve aussi, entre deux idées fausses, ou deux égarements, au fil de ces pages où l’on semble ériger la mal-pensance au rang d’impératif et de style, des observations fortes, ou simplement stimulantes, et qui, dans certains cas, offrent matière à réflexion.

Les remarques du derridien Jean-Luc Nancy, par exemple, sur le concept jüngérien de « mobilisation totale » remis au goût du jour par les tout premiers discours de George W. Bush.

L’étonnement de Jacques Rancière, autre revenant des années 60 puisque coauteur, avec Althusser, de Lire le Capital, face à l’empressement que l’on a mis à caractériser la nouvelle « guerre civile mondiale » dans les termes « éthiques et religieux » – le Bien contre le Mal, la Croisade, etc. – imposés par la langue des attaquants.

Le mot même de « justice infinie », contradiction dans les termes, injure à l’idée même de droit et à l’inévitable finitude qu’elle suppose : « le droit illimité », demande Rancière, n’est-il pas « identique au non-droit » ? cette idée de « réparation sans limite », cette façon de baptiser « justice infinie » une opération de représailles, ne trahissent-elles pas le détournement frauduleux d’un concept qui n’a et ne doit avoir de sens que dans la réflexion philosophique sur le crime contre l’humanité ? et n’est-ce pas ainsi, finalement, n’est-ce pas au bout de détournements de sens de cette espèce, qu’une démocratie prend, à Guantanamo par exemple, le risque de mettre en suspens ses propres règles et principes ?

Il faudrait évoquer encore les pages de Brossat sur l’effet de sidération que produisirent dans les consciences les images des tours détruites, sur leur régime de propagation planétaire, sur la mise en scène de l’attentat comme un pastiche du jugement de Dieu.

Il faudrait, au-delà même de l’événement et du crime, citer les « extraits » du Journal d’un tranquille désespoir où Fethi Benslama dit la façon qu’a l’Occident, en s’« universalisant », en repoussant toujours plus loin ses « frontières », ses « limites » et son « terme », à la lettre en s’» exterminant », de s’exténuer, de se perdre et de signer, ainsi, sa fin.

Ces analyses, je le répète, ne sont évidemment pas toutes « justes ». Mais elles sont parfois fortes. Elles donnent à réfléchir, à débattre. Et c’est à ce titre que je veux, ici, leur faire écho.

L’anniversaire du 11 septembre approche. Il sera l’occasion, n’en doutons pas, de grandes commémorations consensuelles. Puissions-nous ne céder, alors, ni sur un terrain ni sur l’autre. Puissions-nous ne transiger ni sur la sûreté de nos réflexes ni sur les exigences de la pensée complexe. On a toujours raison de compter, penser, jusqu’à deux. Mener la juste guerre contre le fondamentalisme et ses tueurs n’exclut ni la nuance ni l’audace – ni, surtout, l’intranquillité.


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