Monsieur Toubon veut nous donner une loi sur la langue française. J’ai beau faire, je ne comprends pas. Et elle me semble, cette idée, au moins aussi saugrenue que celle du parlementaire de l’autre semaine qui, par amour de la ville de Limoges, voulait supprimer des dictionnaires le verbe « limoger ». On ne touche pas à la langue, telle est la loi. On ne la réforme pas par décret. Et s’y risquerait-on que ce ne sont jamais ces mouvements-là que retient, in fine, l’histoire. La langue classique, par exemple ? C’est la langue de Molière, pas celle de l’Académie – et Dieu sait si les académiciens s’y entendaient, en ce temps, à légiférer !

Ironie de l’histoire. C’est Smoking/No smoking d’Alain Resnais qui triomphe aux Césars. Voilà le grand film français de l’année. L’exception culturelle dans sa gloire. Voilà le type de cinéma dont la France a, en effet, tout lieu de s’enorgueillir. Or, non content d’être adapté d’un texte de théâtre anglais il porte, jusque dans l’adaptation, un titre insolemment britannique. Qu’en pense monsieur Toubon ? Qu’aurait dit sa future loi si elle avait eu à en juger ? Aurait-on interdit le film ? L’aurait-on débaptisé ? Resnais ou le plus éclatant des pieds de nez à l’obsession d’une police de la langue.

Le grand problème, en ces matières de langue : celui du désir de pureté – porteur, là comme ailleurs, de bêtise et de régression. D’un côté les nostalgiques d’une langue pure, c’est-à-dire naturelle et maternelle – le totalitarisme n’est jamais loin. De l’autre ceux qui savent qu’une langue n’est jamais naturelle : ce sont les écrivains réinventant, comme dit Proust, leur propre langue étrangère – et c’est aussi le peuple, avec son goût des langues vivantes, mouvantes, inventives, bref impures. L’histoire d’une langue ? Les écrivains et le peuple. Le peuple et les écrivains. Jamais, au grand jamais, les ministres de la Culture.

A propos, justement, de langue – cette autre objection à La Liste de Schindler. L’auteur a tenu, pour faire vrai, à tourner son film en noir et blanc. Vérité pour vérité, n’était-il pas aussi important de faire jouer les acteurs en allemand ? et n’a-t-il pas, en acceptant le changement de langue, perdu quelque chose d’encore plus essentiel que la maigreur décharnée des corps, l’effroi dans les regards, l’inquiétante silhouette des SS ou la couleur de la nuit sur les camps ? Lisez les témoignages. Écoutez les survivants. Il y avait dans l’intonation allemande des « schnell », « raus » ou « juden » glapis par les « kapos », une vibration qui était constitutive de leur martyre : jusqu’à l’aboiement des chiens dont Jankélévitch disait qu’il finissait par « sonner allemand »… Auschwitz en anglais ? Ce n’est pas un sacrilège, mais c’est une faute. Car le mot, c’est le verbe et le verbe, en l’espèce, c’est l’histoire.

Conversation avec Marek Halter qui m’annonce sa Liste de Schindler – cette épopée des Justes qu’il a retrouvés dans le monde entier et qui lui racontent, mais sans fiction, comment ils ont sauvé des juifs. Très vite, nous parlons de la tuerie d’Hébron. Notre colère. Notre honte. Mais aussi l’attitude d’Itzhak Rabin désarmant les extrémistes et demandant pardon aux victimes. « Y a-t-il beaucoup d’autres exemples, me demande Marek, d’un chef d’État réunissant toutes les télévisions de la planète pour, après une tuerie, faire ainsi, publiquement, pénitence ? » « Il y a Willy Brandt, dis-je, agenouillé à Varsovie. » « Eh bien, me rétorque-t-il, mettons que Rabin prenne, ces temps-ci, l’allure d’un Willy Brandt israélien. »

Que l’intégrisme soit musulman, chrétien ou, comme ici, juif, il doit, cela va de soi, être condamné et combattu. Mais faut-il pour autant, et sous prétexte que Dieu peut tuer, tenir en suspicion toute espèce de religion ? La vérité est qu’il y a, là aussi, deux erreurs étrangement symétriques. Ceux qui, comme autrefois Foucault, s’inclinent devant la spiritualité politique : tueurs du FIS algérien et, maintenant, assassins d’Hébron. Ceux qui, tels de mauvais Voltaire, arguent des crimes de ces derniers pour confondre toute spiritualité dans une vague « infamie » que la démocratie devrait « écraser » : ce sont nos nouveaux laïcs et leur haine, fanatique, du sacré. Le bon distinguo : celui qui, comme pour les langues, ferait le partage entre le désir de pureté (littéralement, l’intégrisme) et l’acceptation de l’impureté (propre de la démocratie, mais aussi des grandes religions).

Cette polémique autour du SMIC-jeunes. Ce qui m’y intéresse, c’est encore, et toujours, la langue. Car enfin « SMIC-jeunes »… La laideur du mot… La disgrâce de tous ces mots qu’inventent les mêmes politiques qui prétendent, par ailleurs, nous imposer leur réforme de la langue : « ZUP » pour les banlieues, « CHU » pour les hôpitaux, sans parler des « tucistes » et autres SDF que l’abbé Pierre a bien raison de préférer appeler les « couche-dehors »… Question : y a-t-il une catégorie de Français qui s’expriment, globalement, plus mal que les hommes politiques ? Autre question : est-il bien nécessaire de faire la guerre au franglais si c’est pour nous fourguer cette « novlangue » qui, doucement, entre dans nos lexiques ? Réponse dans la Défense de la langue française d’un certain Raymond Queneau – où l’on verra que l’urgence est moins de « défendre » ou non la langue que de savoir, de quelle langue on parle, quelle langue parlent les États et à quelle langue, au juste, nous tenons.


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