Delors publie un livre. Chirac se déclare dans la Voix du Nord, à l’occasion d’un déplacement à Lille. Rocard, lui, en son temps, avait parlé, depuis sa mairie de Conflans. Pompidou, depuis Rome. Mitterrand, au journal télévisé (le fameux petit « oui » ému, presque étranglé, face à Paul Amar, en 1988). Celui-ci rédige un « programme ». Celui-là un « communiqué » d’agence, avec sa brièveté sèche. Ce troisième joue la déclaration solennelle, style « appel au peuple de France ». Notre pays est, en vérité, le seul pays au monde où il y a autant de manières d’annoncer sa candidature que de candidats et où la façon de le faire, le ton pour dire : « Voilà, j’ai franchi le pas, je me prétends digne, et vous en informe, de la magistrature suprême » sont comme un rite de passage – avec tout ce qu’un tel rite peut avoir de sacré, d’initiatique et, parfois, de maladroit. Parce que la politique, en France, c’est le sacré ? Parce qu’aspirer, dans notre pays, à être président, c’est, un peu, vouloir être Dieu ? Le fait est là. Du vouloir-être roi, devenu un exercice en soi. De l’annonce de candidature, considérée comme un des beaux-arts.

Rushdie dans Libération, interviewé par Antoine de Gaudemar : les intellectuels algériens, pourchassés par les mollahs, sont les « nouveaux dissidents ». Une différence, pourtant – et il le sait, lui, Rushdie, mieux que personne : quand les dissidents quittaient la Russie, quand l’ogre brejnevien consentait à lâcher sa proie et que Boukovsky, Pliouchtch, Soljenitsyne, les autres, arrivaient à New York, Londres ou Paris, au moins avaient-ils la paix – et la machine totalitaire, débarrassée de ses « parasites », choisissait-elle de les oublier. Avec les intellectuels pourchassés par les mollahs, rien de semblable : apparaît une nouvelle population de victimes qui ne trouvent nulle part de refuge, qui ne connaîtront peut-être jamais de répit et qui – fait unique dans l’histoire des dissidences – resteront, où qu’elles aillent, dans la mire des tueurs. Autre époque. Autre modèle de répression. Et pour nous, intellectuels de l’Europe heureuse, nécessité d’inventer de nouvelles formes de solidarité et d’aide.

Quelques jours à Tirana, le roman de Claude Arnaud dans la tête et Bosna ! dans mes bagages. L’Albanie n’est-elle pas, après tout, directement concernée par la tragédie bosniaque ? n’est-elle pas, elle aussi, à cause des Albanais du Kosovo, en toute première ligne, face à l’expansionnisme grand-serbe ? et n’est-il pas évident, enfin, que c’est là que passe la ligne de front de notre époque : celle qui sépare l’islam laïc de l’islam fondamentaliste – et celui-ci de la démocratie et de ses idéaux si fragiles ? Le hasard veut que j’arrive en pleine campagne électorale, à l’heure même où le président Berisha soumet à référendum un projet de constitution qui, s’il est adopté, dotera « le pays des aigles », cette Albanie mythique et sombre dont la folie communiste avait fait une prison, de l’une des lois fondamentales les plus démocratiquement exemplaires de l’Europe centrale et orientale. Il est fier de son projet, Berisha. Il en parle – et comme il a raison ! – avec une fougue, une flamme extrêmes. Nous dînons avec lui, mon fils Antonin et moi, au moment même de la clôture du scrutin et il ne doute pas un instant, ce soir-là, d’une approbation franche et massive. Rentré à Paris, j’apprends la nouvelle : le « oui » lui a été refusé ; le peuple albanais a reculé devant la chance (le risque ?) d’une vraie démocratie ; nouvelle preuve, s’il en était besoin, que l’on ne sort du communisme ni par décret ni par miracle – et que les dégâts, dans les têtes, seront plus longs à s’effacer que dans les terres et dans les lois.

Je ne connaissais pas encore Pauwels en Mai 68. Mais j’ai eu maintes fois l’occasion ensuite, dans l’un de ces débats, toujours conflictuels, mais constamment amicaux et, au bout du compte, féconds, qui n’ont cessé de nous opposer pendant les vingt dernières années, de discuter avec lui du sens, et de la portée, de cet étrange « désir de révolution » qui s’exprima alors. Or voici que l’idéologue prend enfin de la distance (la sagesse qui vient ? la lassitude, peut-être ?) et consacre à cette affaire, non plus un de ses « éditos » de combat mais un gros roman ambitieux, complexe, tourmenté, dont le « moment gauchiste » est à la fois le théâtre et l’objet. Et telle est, une fois de plus, la merveille de la littérature : le même Pauwels qui, lorsqu’il se voulait bretteur, simplifiait ses adversaires, trouve des accents clavéliens, ou bernanosiens, pour raconter ces nouveaux possédés, prendre la mesure de leur complexité morale et se mettre dans la peau de soixante-huitards qu’il n’a ni connus ni, sans doute, aimés. Le ton est juste. La distance est bonne. Comme toujours, le roman rend généreux. Comme jamais, il dilate – et anoblit – ce que la politique réduit.

Mitterrand et Mazarine. Je n’aime pas cette façon de livrer à la foule la vie privée d’un être. Mais je trouve émouvante, à la fin, l’obstination d’un homme qui n’en finit pas de se résoudre à se mettre en règle avec lui-même. Hier, sa jeunesse pétainiste… Maintenant, cet enfant caché… Demain, une autre ténébreuse affaire… C’est la littérature qui, là encore, va à l’essentiel. Cet homme, on l’a assez dit, avait commencé avec Stendhal. Il termine, semble-t-il, avec Balzac et les secrets de famille de la province française. Il est vrai que l’un – Stendhal – a toujours raison quand il s’agit de saisir une vie à ses débuts ; mais que l’autre – Balzac – aura toujours le dernier mot pour rendre compte d’un destin qui se boucle.


Autres contenus sur ces thèmes