Peut-être ai-je choqué en disant de M. Netanyahou qu’il était un « ennemi » d’Israël. Mais, sur le fond, je ne varie pas et je continue de penser que l’occupation maintenue des « territoires » est contraire à la vocation, à l’essence, à la sécurité même de l’État hébreu. Pourquoi la vocation ? Parce que le sionisme n’a jamais dit de la future entité juive qu’elle devait s’établir sur la totalité d’un Eretz Israël qui, pour être fidèle à la lettre de la Bible, devrait, au demeurant, s’étendre aux deux rives du Jourdain : personne, que l’on sache, ne réclame cela ; le plus obtus des faucons a déjà renoncé, autrement dit, à soixante-quinze pour cent du territoire de la Promesse ; en sorte que l’on voit mal au nom de quelle logique il ferait une affaire sacrée du maintien de colonies à Hébron ou Ramallah. Pourquoi l’essence ? Parce que le sionisme est un des idéaux politiques les plus nobles qu’ait produits le XXe siècle et qu’il n’est pas compatible avec l’oppression durable d’un peuple par un autre : l’« autonomie », en d’autres termes, est une demande palestinienne ; mais c’est aussi une urgence pour les Israéliens eux-mêmes ; faute de quoi ce qu’ils appellent « l’héritage moral de la nation » – et dont le premier commandement, celui qui revient le plus fréquemment dans la Torah, est d’« honorer l’étranger » – sombrera, tôt ou tard, dans l’opprobre d’un apartheid ou d’une autre libanisation. Pourquoi, enfin, la sécurité ? Parce que la présence, à l’intérieur même des frontières, d’une minorité nombreuse, haineuse, et de plus en plus extrémisée, est une menace au moins aussi redoutable que celle d’un État hostile : Ytzhak Rabin l’avait compris ; les grands généraux d’Israël, ceux qui se sont vraiment battus pour assurer la survie du pays, le répètent sans relâche depuis trente ans ; et il faut, là encore, toute l’imbécile obstination de ceux qui mettent l’idéologie au-dessus de la stratégie et, donc, des questions de sécurité pour méconnaître ce péril. Le sionisme a juste cinquante ans. Puisse cet anniversaire, au goût parfois si amer, être l’occasion de se rappeler ces évidences.

La question de l’étranger est au cœur, aussi, de la politique française. Le gouvernement de Lionel Jospin a-t-il bien fait d’adopter, en l’affaire, un « profil bas » ? Fallait-il, comme il nous l’a répété, rechercher à toute force le « consensus » ? Et quel sens y avait-il – de peur de « faire le jeu du Front national » – à éviter d’« ouvrir un débat » qui, de toute façon, s’est quand même ouvert et fait rage depuis huit jours ? Ah ! « faire le jeu » du Front national… Cette obsession nouvelle… Ce réflexe quasi pavlovien. Cette recommandation, presque cet impératif, qui tiennent lieu de politique, voire de morale, à ceux – et ils sont de plus en plus nombreux ! – qui, n’ayant rien à nous dire de la France ni du monde de demain, s’effraient de leur propre ombre et du vide de leur propre pensée… Encore un peu et il faudra, pour ne pas faire « le jeu du Front national », ne plus parler du tout d’immigration, ni du procès Papon, ni des banlieues, ni des crimes du communisme, ni de ceux du nazisme ! Encore un peu et on devra, pour ne pas faire, toujours, « le jeu du Front national », éviter d’être étranger, ou basané, ou de lire les livres qui fâchent, ou de prononcer le nom de Vitrolles et de Toulon ! Encore un pas et M. Le Pen sera comme un bœuf sur la langue de chaque citoyen français – et ce bœuf nous interdira de nous exprimer, ou de réfléchir, sur tous les sujets les plus brûlants où se jouent notre avenir, notre présent, notre mémoire ! Or M. Le Pen n’est pas un bœuf mais une grenouille. Et rien n’est plus grotesque que cette espèce de silence qui se fait sur le passage de la grenouille – comme si le moindre de nos mots allait, encore une fois, contribuer à la faire enfler. À chacun sa conviction sur cette difficile question de l’immigration. Mais ceci, au moins, est certain : le choc des convictions, leur affrontement, leur radicalisation même sont une bonne chose pour l’état de santé démocratique de ce pays ainsi que – puisque c’était la question – pour la résistance au lepénisme. On ne combat pas le racisme en se taisant, mais en parlant. On ne fait pas barrage au fascisme en s’effaçant, mais en s’affirmant. On a toujours raison, à droite autant qu’à gauche, sinon de se révolter, du moins d’engager le débat.

Reprise du procès Papon, justement. Et deux films, qui sortent ces jours-ci et que l’on aimerait pouvoir recommander – dans leurs moments de liberté, hélas assez nombreux – aux jurés de la cour d’assises de Bordeaux : celui d’Alain Ferrari sur la Milice et celui, tiré du livre de Nicolas Sarkozy, que Claude Goretta consacre à la vie de Georges Mandel. On y trouvera le portrait d’un homme (Mandel, donc) qui est très exactement l’anti-Papon : serviteur de l’État lui aussi, modèle d’administrateur à l’ancienne, républicain, patriote – et, en même temps, homme de refus, résistant de la première heure, convaincu que le devoir d’un fonctionnaire peut être, dans certains cas, de désobéir. Mais on y verra surtout brossé (c’est tout le sujet du beau film de Ferrari) le portrait de cette « Milice », finalement mal connue, qui fut une sorte de Gestapo tricolore et qui, devançant la pression allemande, parfois même s’y opposant, servit de bras armé au pétainisme : le respectable M. Papon d’un côté, les tortionnaires et les voyous de Joseph Darnand de l’autre – ce sont les deux faces d’un même « fascisme à la française » qui laisse paraître, une fois encore, l’autonomie de ses méthodes, de ses ambitions, de son histoire.


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