Il y a un peu plus de vingt-cinq ans, un jeune intellectuel lié à Foucault et Lacan, mais aussi à Roland Barthes, publiait un premier livre au titre bizarre et suggestif : Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain. Je me souviens de cette époque. Je me souviens de l’étrange climat de ces années où il était entendu, presque partout, que Vichy fut nul, non avenu, une parenthèse, un mauvais rêve, quatre années à rayer de notre Histoire, le tabou constitutif de la politique, de la pensée françaises au XXe siècle. Et je me souviens de la belle insolence avec laquelle Gérard Miller – car c’était lui – offrait cette suite de tableaux critiques, travaillant, comme disait Barthes, son préfacier, à fleur de mots et à même la peau de la langue, s’attachant au seul bruissement des voix et à celle, notamment, du vieux maréchal qui fut, ne l’oublions jamais, le premier homme de l’histoire de la République à faire l’unanimité autour de son nom. Il portait au grand jour la réalité d’un discours propre, cohérent, bien formé et qui ne devait à peu près rien à l’occupation, la violence, l’influence même, de l’Allemagne. Un an après Paxton, il faisait l’implacable démonstration de l’autonomie idéologique du vichysme. Cinq avant Sternhell et ma propre Idéologie française, il donnait la première lecture de ce que l’on commençait d’appeler « le fascisme à la française ».

Un quart de siècle plus tard, Miller récidive. Il donne un second livre, Après la colère (Stock), qui, sur un mode moins savant, plus polémique et peut-être aussi, de ce fait, plus accessible au grand public, traite exactement du même sujet. Un chapitre, bref, qui, ressuscitant la silhouette du vieux René Belin, ce syndicaliste de gauche rallié, comme tant d’autres, à Vichy, rappelle que c’est aussi avec des « braves gens » que l’on fait les dictatures. Un autre qui, resserrant l’angle et entrant dans le détail de cette « politique juive » de Vichy évoquée dans Les pousse-au-jouir mais à partir d’un matériau documentaire moins fourni, exhume un monde incroyable où l’on voit tout une faune de « commissaires » et « experts » s’agiter, dénoncer, dresser des listes de suspects, disserter de la meilleure manière d’identifier un faciès juif ou de la nécessité, dans certains cas, en attendant la déportation, de lui couper (sic… la proposition fut vraiment faite, officiellement, par le très considéré professeur Georges Montandon) un bout d’oreille ou de nez – le tout, et c’est l’essentiel, en veillant à rester bien indépendant de l’Allemagne et à ne surtout pas se laisser dicter les termes d’une politique qui prétendait disposer, en France même, de doctrinaires et d’opérateurs tout aussi légitimes. Et puis un dernier chapitre encore qui, manière de rappeler que toute cette infamie n’est hélas pas de l’histoire ancienne, invite à une plongée dans l’enfer de la collection de Minute, ce vieil organe de presse qui fête, ces jours-ci, son 2000e numéro et dont la petite musique raciste, antisémite, révisionniste est une constante depuis quarante ans : le seul journal, disait Desproges, qui, parce qu’on a « les mains sales » en le feuilletant et qu’on en sort avec « la nausée », permet de lire tout Sartre d’un seul coup.

N’allez pas chercher plus loin. N’essayez pas de savoir si, dans l’agacement que suscite Gérard Miller, n’entre pas aussi un peu de ceci ou de cela.

Évitez de vous demander s’il n’aurait pas été trop « mao », ou s’il ne serait pas trop « psy », ou s’il est bien raisonnable, pour un psy, de surcroît lacanien, et de surcroît praticien, de se montrer, chaque semaine, chez Ruquier ou Michel Drucker. Je ne suis même pas certain qu’il soit très utile de gloser, comme il le fait parfois lui-même, sur sa raideur, ses colères, ses diagnostics foudroyants, sa voix métallique et glacée, cet air de Saint-Just blagueur qu’il a quand il passe à la télé et que ce média rond, systématiquement consensuel et neutre, a sans doute du mal à tolérer. Avoir écrit Les pousse-au-jouir et Après la colère suffit. Avoir pris le risque, à vingt-cinq ans de distance, de se frotter ainsi, à deux reprises, au gros animal national, être venu nous dire et nous répéter : « vous vous voyez blancs comme neige ; vous vous croyez ce peuple impeccable, cette communauté de dreyfusards, maquisards, antifascistes de tout poil ; eh bien non ! il y a aussi cet autre peuple ; cette autre communauté, inavouable ; ces spectres ; il y a cette autre mémoire, qui vous trame tout autant et qui est celle du fascisme français » – quand un homme a fait cela, oui, tout est dit. Il ne peut qu’encourir, de la part de ceux qui ne veulent ni voir ni entendre, la réprobation la plus vive. Quant aux autres, les esprits libres, ceux qui espèrent bien que le XXIe siècle les délivrera enfin de « ce cauchemar sinistre et glacé » (Barthes, encore), il a naturellement leur soutien.


Autres contenus sur ces thèmes