Paul Bowles à Tanger. Chez lui, cette fois-ci. Épuisé. Recroquevillé dans le petit lit du vieil appartement, si modeste, et si peu tangérois. Des livres. Du thé. Sur une chaise, soigneusement plié, un costume de vieux dandy. Sa voix comme un long rêve. La déferlante calme des souvenirs. Sa vie, devant lui, comme un livre débroché. Le mot n’est-il pas d’Aragon ? Il m’assure qu’il est de Bill Burroughs. Et Tanger, sans Burroughs, n’est simplement plus respirable.

Bowles se serait-il « trompé d’art » ? Je vais le voir, nous allons tous le voir, comme s’il était l’un des grands romanciers du XXe siècle. Lui ne parle que de musique. Il se voit, il se vit, comme un musicien. Il croit qu’il ne survivra, s’il survit, que par quelques mélodies. Son seul souci aujourd’hui, peut-être son ultime souci : qu’il se trouve un éditeur – il précise bien : un éditeur de musique – qui fasse une « compil » de ses disques. Coquetterie ? Malentendu. Comme Stendhal s’imaginant qu’il lui faudrait écrire du théâtre pour être, vraiment, sûr de rester. Quand je le quitte, ce dernier mot – bravade, encore, de dandy : « tout ce qui est littéraire m’est étranger ».

Conversation avec un éditeur : combien de temps pour que le Viagra fasse son entrée en littérature ? Il connaît trois romans, au moins, qui se préparent sur le sujet. Il spécule qu’il y en a, dans le monde, des dizaines et des dizaines d’autres en chantier. Sans compter les collections Harlequin ! Sans compter le jeu d’intrigues innombrables, presque infini, qu’on peut s’amuser à nouer autour de cette affaire ! Y a-t-il un cas de « grande » technique qui n’ait eu ses effets, en littérature ? Et quelle plus « grande » technique, à ce compte, que ce Viagra qui touche, semble-t-il, au nœud même du désir, donc du roman ? Morand a pris l’avion. Proust, le téléphone. Qui sera l’écrivain du Viagra ?

Proust s’est trompé sur le téléphone. C’est la revanche de Berl, pensait-il. C’était la seule façon possible, pour Berl, d’avoir enfin raison dans l’interminable débat qui les oppose sur l’amour. Le téléphone ne rapproche-t-il pas les êtres ? Ne permet-il pas de communiquer, en temps réel, le fameux émoi amoureux ? N’est-il pas, en un mot, une fabuleuse machine à réduire le malentendu entre les amants ? On connaît la suite. C’est Proust, bien sûr, qui avait raison. Mais le « premier » Proust. Celui qui n’y croyait pas. Celui qui savait – et rien, au fond, ne le dément – que le malentendu est la règle, et l’harmonie l’exception.

L’une de nos idées reçues le plus tenaces – retrouvée, cette semaine, dans une interview de Habermas : la philosophie comme instrument, justement, de « communication » – les philosophes comme agents d’on ne sait quelle « conversation démocratique » dont l’ultime horizon serait le « consensus social ». Les philosophes, en fait, ne conservent pas. La philosophie, cher Habermas, ne débat pas. Une grande philosophie – même maquillée, comme chez Platon, en « dialogues » de convention – ce sont des thèses, des théorèmes, des scolies, des gloses : c’est, au sens fort, l’impossible discussion. Mais puissance, hélas, de l’idée reçue. Son invincible vitalité. Que peut la philosophie contre la marée noire du lieu commun – même, et surtout, lorsqu’il contamine un des grands penseurs contemporains ?

Sartre rêvait d’un dernier tome de son Flaubert qui eût raconté l’auteur de Madame Bovary, mais « à partir d’en bas, des pieds, des jambes, du sexe, bref, par l’autre moitié du corps » – il rêvait d’un livre, oui, montrant les livres des autres, donc les siens, comme « un résumé de tout le corps ». On dirait le Bataille de Documents. Ou le Nietzsche de la Généalogie. Mais non. C’est bien du Sartre. C’est bien l’auteur de La nausée, cet intellectuel « abstrait », « cérébral », etc., dont les rapports à la « chair » passent, en général, pour « difficiles ». Est-il besoin de dire que le programme reste entier, plus que jamais d’actualité ?

Malheur des générations sans maîtres. Tristesse, ressentiment nécessaire, d’une génération qui croirait pouvoir – durablement – se passer de maîtres.

À la fête de Lutte ouvrière, un stand où l’on joue à lancer des boules de chiffons sur des quilles à l’effigie de Séguin, Sarkozy, quelques autres (dont, il me semble, Le Pen). Le problème c’est que ce type de jeu de massacre est l’exacte réplique de ceux qu’on trouve à la fête, justement, du Front national. Le problème, oui, c’est qu’une certaine extrême gauche puisse retrouver, tout naturellement, les gestes de l’autre bord : gestes de haine, gestes de mort – la politique comme art de la mort, la politique réduite au lynchage. D’où vient que nul ne s’en émeuve ? D’où vient qu’Arlette Laguiller, l’éternelle candidate, bénéficie, dans la plupart des grands médias, de cette inoxydable sympathie ?

Le livre de Lesley Blanch, sa première épouse, sur Gary : ma rancœur mise à nu.

Malaparte aurait cent ans. Mais la machine à commémorer, pour une fois, tarde à se mettre en route. Une chance pour l’auteur génial de Kaputt ? Sa façon d’échapper à la rafle d’une fin de siècle qui ne célèbre les grands morts que pour mieux les enterrer ? Ou bien la preuve, au contraire, d’une persistante défaveur ?

Cocteau, Journal, 22 avril 1954. « Le sport contre toute attente est devenu le refuge d’une espèce de pensée. » J’y reviens.


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