Encore la férocité de l’époque. Son inhumanité extrême. Le spectacle de ces chiens de guerre, de cette meute, de ces mouches à viande humaine, on ne sait quelle image adopter, aux trousses de la princesse Diana. Est-il vrai qu’il y a eu des photographes pour continuer, alors qu’arrivaient les premiers secours, de shooter le corps à l’agonie ? Est-il possible qu’il ait fallu, avant d’extraire le corps, dégager de force des preneurs d’images qui ne songeaient qu’à capturer son dernier soupir ? Tout est possible. Donc tout est vrai. Et cette seule idée, comment le nier, donne la nausée. Encore que…

1. Une Mercedes file dans la nuit à cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Au volant, un chauffeur dont il est établi qu’il a – au moins – sept ou huit whiskys dans le nez. La voiture où montent les amants tragiques est donc, déjà, un probable cercueil. Est-il bien sérieux, dans ce cas, de mettre en examen les sept paparazzi lancés à sa poursuite ? N’y a-t-il pas là une façon pour le moins expéditive de faire lumière, et justice ? Et peut-on offrir ainsi les coupables à la vindicte d’une foule qui – à Paris, à Londres… – les désigne et les réclame ? Lynchage à l’envers. La meute contre la meute.

2. Parmi les paparazzi qui suivaient la voiture fatale ou qui, après l’accident, se pressaient sur les lieux du drame, il y avait des brutes et des vrais photographes, des charognards et d’authentiques preneurs d’images – il y en avait même un ou deux qui, de Tiananmen à la Bosnie et au péril, cette fois, de leur propre vie, ont immortalisé des scènes majeures de l’histoire contemporaine. Est-il permis de mettre tout ce monde dans le même sac ? A-t-on le droit, dans un moment d’émotion collective, c’est-à-dire, inévitablement, d’hystérie, de jeter le discrédit sur toute une profession ? Et ne vaudrait-il pas mieux, à tout prendre, méditer sur la perversion d’une époque pour laquelle un massacre à Pékin et la traque d’une star participent du même réel ? Équivalence des images. Égale dignité des séquences. Indifférence d’un monde qui mesure désormais toutes choses en unités de spectacle.

3. Les charognards, soit. Mais qui sont les charognards ? Les photographes à l’affût ? Leurs commanditaires ? Ou le peuple des lecteurs qui ont fait savoir depuis longtemps que l’image d’un baiser au large de la Sardaigne ou celle, mieux encore, des deux amants unis dans une ultime et mortelle étreinte pesait plus lourd, à leurs yeux, que celle d’un massacre en Algérie ? Je sais ce que l’argument peut avoir de spécieux. Et loin de moi l’idée d’innocenter, au motif qu’ils répondent à une « demande », des hommes dont le métier est pathétique, parfois ignoble – et qui pourraient fort bien, en conscience, résister à ses dérapages. Mais, ignominie pour ignominie, convenons que la responsabilité est, au moins, bien partagée. Nous sommes tous des voyeurs. Nous sommes tous des paparazzi. Hypocrisie de ces ministres qui donnent leur intimité en pâture aux chasseurs d’images et s’offusquent ensuite de leur impudeur. Singulier aveu d’une Deneuve confiant, dans un entretien à Libération, qu’elle ne dédaigne pas, « chez le coiffeur », de lire les magazines people qu’elle exècre. Misère, comme dit Emptaz dans Le Canard de ce mercredi, de cette foule de badauds qui, « Instamatic à la main », crient haro sur les voleurs d’images…

4. Images volées… Mais qu’est-ce, après tout, qu’une image volée ? Toutes les vraies photos, toutes celles qui ont – un peu – dit la vérité du temps, ne sont-elles pas justement, et par définition, des photos volées ? Et que seraient, à l’inverse, des photos qui ne le seraient pas – que serait une société où, en réaction à l’abjection des traqueurs de vie privée, on ne tolérerait plus de photos qu’officielles, retouchées, révisées ? On les connaît, ces mondes où l’info volée a disparu. On les devine ces univers suffocants, déjà morts, où les informations sont sages comme des images et où les images sont toutes, et toujours, accréditées. Catéchisme pelliculaire. Photo-biographies autorisées. Règne d’un autre PC – le photographiquement correct. Le cliché volé reste, dans la morale de cette histoire, ce qu’il y a de pire – à l’exception de tout le reste.

5. Le fond de l’affaire, c’est qu’il y a quelque chose de terrible, et d’inévitablement tragique, dans cette « société du spectacle » où l’on n’a longtemps voulu voir que le règne d’une exquise et très soutenable légèreté. Sauvagerie de l’affrontement entre les « visibles » et ceux qui les traquent. Violence du corps à corps entre ceux qui, comme Diana, font commerce, ou levier, de leur image et ceux qui les y aident avant de les anéantir. Fini le bon temps des Lartigue et des Brassaï. Fini le temps où tous les baisers volés avaient la saveur d’un poème de Prévert ou d’un gentil cliché de Doisneau. Chacun, dans l’affaire, joue désormais sa peau. Chacun a besoin de l’autre pour survivre et exister. Et si, dans ce drôle de drame, ce jeu de dupes, cette dévoration mutuelle et permanente, il peut y avoir des pauses, ou des rémissions, ou le pauvre petit bouquet de fleurs offert, un jour où elle demandait grâce, par Diana à ses persécuteurs, il n’y aura, il faut le savoir, ni vrai compromis, ni paix, ni code de bonne conduite. On ne peut que sortir du jeu. Ou s’attendre au pire en y entrant.


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