La femme d’un ami – Daniel Toscan du Plantier – assassinée. La presse – et pas forcément la pire – titre : « l’affaire Toscan »… Voilà, oui, où nous en sommes. On dit « l’affaire Toscan » comme on dit « l’affaire Tapie », ou « l’affaire X », ou « l’affaire Y ». Beaucoup à dire sur l’indécence extrême du lapsus. Beaucoup aussi, quant au fond, sur cette nouvelle découpe de l’Histoire – la grande comme l’intime – non plus en « événements » mais en « affaires »…

Du vivant, déjà, de Mitterrand, certains se demandaient : « pourquoi a-t-il choisi Benamou ? comment cet homme qui avait le choix – l’embarras du choix – des témoins a-t-il élu ce jeune journaliste hors normes, irrespectueux des usages, pour l’accompagner dans sa dernière aventure ? » Eh bien, la réponse, la voici. Elle est dans ce livre très beau, très grave, très littéraire – elle est dans ce livre de douleur et de respect, écrit dans la plus pure tradition française, où l’on ne sait ce qu’il faut louer le plus, de l’art du trait ou du portrait, du style ou de la scène de genre. Benamou n’est pas Saint-Simon ? Soit. Mais ce qui frappe dans son livre, c’est qu’il a, en effet, les qualités des grands mémorialistes : cruel avec tendresse ; jugeant, tout en peignant ; proche, très proche du modèle et, soudain, s’en éloignant ; en sympathie quand il faut l’être ; non dupe quand il ne faut pas l’être ; résistant à sa séduction ou tantôt, au contraire, lui cédant. Mitterrand, donc, ne s’y est pas trompé. Il avait deviné l’écrivain. Il avait pêché, non l’âme, mais le regard. Il avait choisi Benamou à cause de ce regard incroyablement pénétrant. Je le dis d’autant plus humblement que, connaissant moi-même l’auteur depuis presque vingt ans, je crois bien être, comme les autres, passé à côté de ce talent-là. J’aime cette bévue. J’aime, depuis huit jours, notre stupeur à tous face à l’événement littéraire que constitue l’intrusion de ce regard dans le paysage littéraire du moment. Un écrivain est né. Et nul ne l’a vu venir.

Vague de froid. Scandale de ces « sans domicile fixe » mourant de froid, tous les jours, dans la France de l’an 2000. On a honte. On s’indigne. Parfois, on se mobilise. On se réjouit aussi, bien sûr, qu’un secrétaire d’État, Xavier Emmanuelli, prenne le problème à bras-le-corps et sauve, non seulement l’honneur, mais des vies. Reste cette autre voix, en chacun, difficile à faire taire : « s’inquiéter du sort des SDF à Noël, c’est bien – mais avant Noël ? et après ? leur sort, et les raisons de ce sort (que nous connaissons bien et que nous avons acceptées), cessera-t-il d’être insupportable quand le thermomètre sera remonté de cinq ou de six degrés ? » Scandale au-dessous de zéro – normalité au-dessus…

Benamou encore. Les courtisans, aux dernières nouvelles, pesteraient contre le livre. Normal. Car s’il est, au fond, plutôt tendre pour Mitterrand, s’il grandit son héros et son insatiable appétit de vivre, si la scène dite des ortolans est d’abord une scène magnifique, un beau moment de vie et de libertinage, si elle traduit l’ultime sursaut d’un gisant qui sait qu’il va s’éteindre, mais se cabre, se défend et défie une dernière fois la mort, le trait est sans pitié, en revanche, pour la troupe des courtisans qu’il aura, jusqu’à la dernière minute, cruellement manipulés. L’auteur lui-même en était ? Bien sûr. Et il a l’honnêteté, d’ailleurs, de ne le cacher à aucun instant. Mais c’est le miracle de la littérature de permettre, in extremis, de s’excepter du lot. Benamou fait penser à cet écrivain allemand, Günter Wallraff, qui s’était déguisé en Turc pour enquêter sur la situation des travailleurs turcs dans son pays. Il s’est déguisé, lui, en mitterrandiste. Il est le Günter Wallraff de la mitterrandie finissante. Et il livre ainsi les secrets non du maître, mais de la tribu – seul « crime » qui, n’en doutons pas, ne lui sera pas facilement pardonné. J’ajoute que sur le fond des choses – en l’occurrence, la fin du règne et l’incapacité partielle du président à assumer toutes ses fonctions – il apporte des informations qui recoupent et prolongent celles que la presse, et notamment Le Monde, avait, à ses risques et périls, déjà rendues publiques. Livre d’historien autant que d’écrivain. Contribution décisive à l’histoire française de l’époque.

Grève en Corée du Sud. Des centaines de milliers d’hommes et de femmes protestent contre les cadences infernales, le productivisme à outrance, la religion de l’entreprise et du travail – bref, les supposées vertus qui ont fait, paraît-il, le « miracle coréen ». Où va la Corée si elle tourne le dos à son « génie » ? Où va le monde si les Coréens eux-mêmes se mettent à prendre modèle sur Blondel et Viannet ? Je ne suis pas économiste. Mais quelque chose me dit – et ce n’est pas tout à fait une plaisanterie – que, si les syndicats coréens l’emportaient sur les féroces féodalités locales, ce serait peut-être, ici, un coup porté à la mécanique infernale de la « crise »…

Benamou toujours. Le choix de Benamou par Mitterrand. J’ai d’autres hypothèses. À commencer par celle-ci. Allez savoir si le vieux roi ne sentait pas aussi que sa vraie affaire était moins l’Histoire que le roman. Allez savoir s’il n’aurait pas fait, à sa façon, le fameux raisonnement de Baudelaire selon Valéry : « Voilà ma situation ; untel a pris l’Histoire ; tel autre, la grande politique ; il me reste le roman – il me reste à devenir, oui, un magnifique personnage de roman, énigme inépuisable pour les générations futures autant que pour mes contemporains. »


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