Dès mercredi soir, vingt heures, la cause était entendue. Ce premier gouvernement Jospin aurait, entre autres mérites, celui de solder enfin les comptes du mitterrandisme. Il le fait en excluant, bien sûr, les « éléphants » de la première génération Mitterrand (y compris, et cela m’attriste, Jack Lang). Mais il le fait (et c’est plus subtil encore) en lançant une OPA sur ses « enfants » : cette seconde génération que l’ancien président avait formée et à laquelle Lionel Jospin vient s’offrir comme une sorte de père de substitution. Se débarrasser des frères et adopter les fils… Le meurtre ne saurait être plus parfait. C’est vraiment la seconde mort du père déchu. Et à tous ceux qui s’interrogeaient sur la psychologie du nouveau Premier ministre, à ceux qui le disaient froid, sans passion, etc., à ceux qui, s’étonnant de ne pas sentir, à l’endroit de l’adversaire Chirac, plus de rage ou de colère, se demandaient : « mais où est donc son ressort ? qu’est-ce qui le fait aller ? on ne gagne pas des élections avec, pour seul moteur, l’amour des siens et du genre humain », voici la réponse : il était là, le ressort ; tout près, comme il se doit ; il était dans la sourde haine d’une « culture Mitterrand » dont il a été, comme nous tous, terriblement proche, dont il partageait peut-être quelques-uns des secrets les plus lourds et avec laquelle il savait qu’il fallait rompre pour renaître.
Chirac. Pour un écrivain, le personnage de l’heure, c’est forcément Chirac. Les historiens s’interrogeront longtemps sur les vrais motifs de la dissolution. Peut-être le président s’ennuyait-il. Peut-être Alain Juppé, ce clone, cette doublure, lui était-il finalement trop proche et un président, sous la Ve, a-t-il moins besoin d’un autre lui-même que d’un Premier ministre qui lui résiste (Chaban, sous Pompidou ; le couple Mitterrand-Rocard ; lui, Chirac, sous Giscard) ou qui, au moins, le déçoive, le désenchante (les autres Premiers ministres de Mitterrand – qui d’entre nous ne l’a entendu tonner contre « ces incapables qu’il avait promus et qui, etc., etc. » !). Peut-être cet animal politique rêvait-il d’en découdre à nouveau, de revenir à la bataille et de s’offrir un vrai troisième tour de présidentielle : mais à la loyale, cette fois, corps à corps, droite contre gauche – un troisième tour sans Balladur. Le résultat, en tout cas, est là. La défaite. Le gouffre sous ses pas. Un désarroi que j’imagine et qu’aucun président, avant lui, n’avait vécu à ce degré. Mitterrand a connu, bien entendu, l’échec. Mais de justesse. Avec, très vite, une revanche. Et surtout, il n’avait pas son pareil pour donner à penser que c’étaient les siens qui perdaient et lui qui, deux ans plus tard, leur rapportait le pouvoir perdu. Là, c’est l’inverse. Cette défaite est la sienne. Ce bide bang, c’est lui, et lui seul, qui l’a voulu. Et, n’en déplaise à ceux qui se livraient, dès le lendemain, à cet exercice favori des temps de débâcle qu’est la chasse au bouc émissaire – un jour Juppé, un autre Villepin –, il sait, lui, que le trou noir qui emporte la moitié des siens, son propre pouvoir, son parti, sa réputation de fin politique, peut-être la Ve République, c’est lui, et lui seul, qui l’a creusé. Dignité de Jacques Chirac. Solitude de Jacques Chirac. Et les questions qui, je le sais, se posent en pareilles circonstances : le désaveu ; le désamour ; cette France qu’il ne sent plus et qui, pense-t-il, ne l’a jamais aimé ; le malheur ; la grâce qui s’enfuit ; la malédiction qui le poursuit ; seul comme Jacques Chirac.
Revenons au gouvernement et à ce qu’il annonce. Il y a, dans la nouvelle équipe, des hommes et des femmes que j’ai, ici même, trop souvent salués pour y revenir aujourd’hui. Il y en a d’autres (l’absurde Chevènement à l’Intérieur, les trois ministres et secrétaires d’État communistes) dont la présence a de quoi troubler – et je pense, d’abord, à la construction européenne. Les intentions sont là, sans doute. Ainsi que des responsables bien décidés, je le sais, à les mettre en œuvre. Mais nous sommes entrés dans une phase de son histoire où l’Europe se construira moins dans les chancelleries, et donc au Quai d’Orsay, ou même à Bercy, que dans la somme des décisions prises, au jour le jour, par tous les acteurs de la vie publique – nous sommes à cette avant-dernière heure où la belle idée européenne qui fut, et demeure, le rêve de plusieurs générations de socialistes ne sera plus l’expression d’un songe, ou même d’une volonté, mais la résultante d’une politique. Que l’on cède, par exemple, à un ministre des Transports qui pourrait avoir la tentation de consacrer les archaïsmes qui font la loi à la SNCF ou à Air France – et en creusant les déficits, on s’éloignera du cap. Que l’on reprenne, fût-ce en l’amendant, le plan de réforme de la Sécurité sociale proposé par Alain Juppé et soutenu par Nicole Notat – et, pour les mêmes raisons, mais inversées, on fera un pas dans la bonne direction. M. Jospin, en d’autres termes, fera l’Europe s’il est vraiment le Tony Blair qu’attend la gauche française – il la défera si, ce qu’à Dieu ne plaise, la logique des alliances, ou celle de la facilité, le conduisait à adopter la politique de M. Blondel. Le choix est décisif. Il suppose du caractère – il semble que l’on n’en manque pas. Mais aussi cet « art de la déception » qui, parce qu’il est l’un des noms du courage en politique, devrait contraindre à dissiper les plus redoutables malentendus accrédités par la campagne – et c’est là que l’on attend, bien sûr, la vertu de Lionel Jospin.
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