Que cette affaire de paillote incendiée soit à la fois pathétique, grotesque et, d’une certaine façon, dérisoire, que le chroniqueur ne puisse se défaire d’un léger sentiment de malaise à l’idée de s’y consacrer à l’heure de la guerre au Kosovo, des déportations qui se poursuivent, des massacres, c’est l’évidence. Mais voilà. Il y a l’expérience. Il y a le « Rainbow Warrior », les Irlandais de Vincennes, les écoutes téléphoniques illégales par une supposée « cellule antiterroriste ». Il y a tous ces souvenirs proches ou moins proches, toute cette histoire de l’infamie ordinaire qui prouvent qu’il n’y a pas, quand les principes de l’État de droit sont en jeu, de petites et de grandes affaires, de scandales majeurs ou de bavures tragi-comiques…

La question de l’État de droit en Corse ou, plus exactement, de l’état de non-droit où a fini par tomber, au fil des années, l’île de Beauté. On en avait mille preuves. Mille indices plus ou moins éloquents. En voici une nouvelle illustration qui aura le mérite, au moins, de parler à tous les vacanciers de France : la France est un pays où l’on tient pour règle que le littoral appartient à tout le monde c’est-à-dire, en particulier, à personne ; c’est une République où, depuis que le Front populaire a invité ceux que la bourgeoisie appelait les « salopards » à venir y côtoyer les émules de Proust et de Mademoiselle Chanel, nul ne peut accaparer la moindre parcelle d’un bord de mer réputé « bien public » ; eh bien, cette belle règle démocratique vaut partout, sauf en Corse, où l’on découvre avec stupeur qu’un grand restaurant, couru par le gratin politique local et national, peut, depuis des années, violer ce droit populaire, fouler aux pieds cet acquis social – et ce dans la plus parfaite impunité. Voilà pour le décor. Le contexte de l’affaire.

La question des « unités spéciales » auxquelles l’État de droit, face à ce délitement de l’ordre républicain, a cru malin de s’en remettre. La tentation, là non plus, ne date pas d’hier. Mais le scénario est toujours le même et ses conséquences sont implacables : on croit se doter d’une garde prétorienne, composée d’hommes sûrs, dévoués à votre cause ; on se la joue « héros de roman » entouré, comme dans Ivan le Terrible, de ses « streltsy » ou, comme chez Alexandre Dumas, de ses « quarante-cinq » ; on intrigue ; on complote ; on distille coups fourrés et coups tordus, provocations minables et petite délation ; et on se retrouve, un beau matin, avec une machine infernale qui vous pète entre les doigts – l’assassinat du duc de Guise, des gendarmes dont on découvre qu’ils plaçaient les pièces à conviction, la veille de la perquisition, chez le « suspect », les écoutes illégales de journalistes que l’on tente, au passage, de déshonorer, et, là, donc, des super-zozos qui se révèlent des superzéros ; une affaire d’État qui nous couvre de ridicule et de honte.

La responsabilité politique de cette affaire ? On peut croire Lionel Jospin quand il plaide que l’incendie de paillote n’est pas, a priori, sa méthode de gouvernement. On veut le croire, surtout, quand il plaide que c’est à la dernière minute, comme vous, comme moi, qu’il a appris non seulement l’incendie, mais l’existence même du GPS. Mais justement ! Quel aveu ! Et, sauf respect dû à la fonction, peut-on imaginer signe plus accablant de naïveté ? S’il y a un reproche à faire au Premier ministre, c’est celui de cette naïveté. S’il a des comptes à rendre, c’est sur l’ingénuité qui l’aurait fait s’en remettre, dans la gestion d’un dossier si délicat, à la seule compétence d’un ministre de l’Intérieur dont la finesse politique n’a jamais été le fort (l’autre jour encore, à un parlementaire qui se permettait de citer un propos, repris dans un titre du Monde, du bâtonnier Sollacaro, cette réponse tout en nuances : « je vous ferai rentrer vos propos dans la gorge »). Le post-mitterrandien Jospin s’emploie depuis deux ans, non sans talent, à réintroduire un peu de morale dans une culture d’État gangrenée par le cynisme. Faudra-t-il regretter, un jour, que la politique, la vraie, celle dont Machiavel disait qu’elle est une forme de la morale, ait fait les frais du recentrage ?

Reste – pour être équitable – que, si la faute est inédite, l’inculpation des pyromanes, la mise en examen du préfet Bonnet, la nomination d’un nouveau préfet, bref, la célérité de la réaction le sont tout autant. Lionel Jospin n’avait pas le choix ? C’est possible. Mais enfin, le fait est là. Jadis – « Rainbow Warrior », Irlandais de Vincennes, etc. – les journalistes enquêtaient, les politiques biaisaient ou niaient, les juges pensaient à leur carrière, les dossiers s’enlisaient. Là, ce sont, qu’on le veuille ou non, des gendarmes qui dénoncent le délit d’autres gendarmes. C’est le pouvoir qui, à travers sa justice, pointe son propre dysfonctionnement. Et un débat démocratique s’instaure, avant même que la presse d’investigation n’ait fini son travail et ne nous apporte, qui sait, d’autres révélations. Un État qui prend les devants et qui se met, pour ainsi dire, lui-même en garde à vue : le phénomène est trop rare pour n’être pas souligné ; c’est, quoi que l’avenir nous réserve, une assez bonne nouvelle pour la démocratie.


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