Le plus fort, dans le livre de Sollers : sa façon de renverser l’image convenue d’un Casanova « libertin » et homme de « plaisir », « paillard » et pourquoi pas « polisson » – sa façon, en un mot, de disqualifier par avance l’image du sur-mâle aux performances fabuleuses qui hante, depuis deux siècles, l’imaginaire de tous les marionnettistes officiels. « Son » Casanova, alors ? Un homme des Lumières. Un savant autant qu’un jouisseur. Un kabbaliste impeccable qui, confronté au mystère d’un autre corps, à la blancheur d’une autre peau, au potelé d’une main, à l’esprit d’une caresse, aux « fossettes » exquises du bras de M. M., aux « grands yeux bleus » de C. C., ou même à la « main de glace » qui vient, à Naples ou à Venise, lui « presser le cœur », commence par noter, juste noter, ce qui s’opère dans son propre corps, puis dans son âme : il a une plume à la main ; c’est, parfois, l’ongle de son petit doigt, coupé en pointe, et enduit de « suc de mûres noires » ; et le voilà qui consigne, méthodique et glacé, le résultat de ses observations – expérimentateur prodigieux qui aurait installé en lui-même son vrai laboratoire et dont l’objet ne serait plus la nature de l’hydrogène, ou la structure du mouvement, ou la pression de l’air au sommet du Puy de Dôme, mais son être. Physique des idées. Métaphysique des sensations. Antiphysique radicale, c’est-à-dire philosophie en action, où les lois du mouvement justifient les écarts de conduite – et l’inverse : le tout au grand dam d’un ordre moral qui resterait, deux siècles plus tard, spirituellement aussi accablant qu’au temps des Plombs de Venise. D’un côté, le procureur Starr, ayatollah misérable auquel les électeurs américains viennent d’administrer une leçon de démocratie. Du même côté, Mme Boutin et ses délires homophobes – ou Mme Deviers-Joncour et la manière dont la « République » peut, en France, faire de ses femmes des « putains ». De l’autre côté, en revanche, par-delà les Plombs et leurs « prisons psychiques », une écriture infatigable, un gai savoir vécu, la libre circulation d’un corps qui n’attend rien de la société, des clergés, des communautés : hommes libres, lumières partagées, le XXe siècle sera dix-huitiémiste ou ne sera pas, que la nuit soit aussi un soleil, raisons extrêmes, révoltes logiques – une image de la femme, surtout, infiniment plus heureuse, et glorieuse, que celle offerte par le trio Lewinsky-Boutin-Deviers-Joncour. Femmes contre femmes. Jouissance contre grisaille obscurantiste. « J’ai écrit ce livre, dit Sollers, pour faire honte à mon époque. » En effet.

Représenter, ou non, la Shoah ? La peindre ? La filmer ? On confond, dans cette affaire, des choses très différentes – et la polémique autour de La vie est belle de Roberto Benigni n’a pas arrangé les choses. C’est Platon, pas Moïse, qui exclut les poètes de la cité. C’est la tradition grecque, pas la juive, qui porte un interdit absolu sur le fait même de la fable, de la fiction, donc de la représentation. Et si la tradition juive proscrit évidemment l’idolâtrie, si elle ne cesse de dire son refus de ceux qui entendent forger de trop humaines images de Dieu, si elle est, en d’autres termes, farouchement iconoclaste dans son regard porté sur le divin, elle a toujours eu, sur la question du Mal, des positions plus nuancées. Il y a la représentation, dit-elle, qui vient donner un sens à ce qui n’en a pas – et cette première tentation est, en effet, très condamnable : c’est le commencement de la banalisation ; c’est une façon de rendre rationnel ce qui ne l’est pas, sensé ce qui est fou, c’est une façon de dire de cet événement monstrueux, de ce surgissement de l’enfer sur la terre ou du diabolique dans l’Histoire, qu’il est naturel, ordinaire, presque dans l’ordre. Mais il y a une autre tentation, une seconde manière de représenter, qui consistent à donner un corps à ce qui n’en a plus : et c’est un geste pieux, au contraire ; c’est le principe de la mémoire et du deuil ; c’est une façon, à travers le témoignage, mais aussi, pourquoi pas ? à travers la fable et la fiction, de se faire les tombeaux de nos pères, de donner aux morts, aux « pauvres morts », des sépultures de songe ou de papier – et cet acte-là, cet hommage, je ne crois pas qu’il y ait rien, ni dans la tradition biblique et talmudique, ni dans la pensée de ses représentants les plus autorisés d’aujourd’hui (je pense, évidemment, à Claude Lanzmann et à son admirable, indépassable, Shoah), qui puisse nous l’interdire. On peut, bien entendu, discuter de la qualité de la fable de Benigni. On peut – ce n’est pas mon cas, mais on le peut – la juger vulgaire, légère, mal conduite, mal filmée, infidèle à la réalité des camps et de leur douleur, irrespectueuse, en un mot, de l’objet auquel elle s’est affrontée. Il est plus difficile, il me semble, de condamner le principe d’une fable sur l’Extermination au motif qu’il s’agirait – et c’est, pour le coup, exact – d’un événement métahistorique, métaphysique, ontologique (quel autre nom pour un crime où l’on tuait des hommes, des femmes, des enfants, au seul motif qu’ils étaient ?). Juif ou Grec, il faut choisir. Jérusalem ou Athènes – c’est, plus que jamais, toute la question.


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