Onze balles dans le corps ! Et cette image, terrible, du cadavre retourné d’un coup de rangers ! Et cette phrase encore plus terrible – « finis-le ! » – prononcée par le gendarme. Légitime défense ? On aimerait le croire. On attend qu’on nous le démontre. Mais ce sera bien la première fois que l’on aura vu huit cents gendarmes mis en état de légitime défense par un assassin armé d’un 7,65 et contraints, pour se défendre donc, de lui loger onze balles dans le corps – parmi lesquelles des balles Brenneke qui servent, d’habitude, à la chasse au sanglier. Khaled Kelkal était un tueur. Ce n’était pas un sanglier.

Entendons-nous. Si je dis cela, si nous sommes quelques-uns à nous interroger, ce matin, sur la façon dont on a « fini » Khaled Kelkal, ce n’est évidemment pas que l’homme inspire sympathie ni indulgence. Ce n’est pas non plus, n’en déplaise à M. Juppé, que l’on soit tenté de manifester « plus d’égards à celui qui viole la loi qu’à celui qui la défend ». Non. Je pense à ces policiers – ou ces gendarmes – qui ont la redoutable tâche de défendre les victimes des attentats d’hier, de prévenir ceux de demain, d’enrayer donc la spirale abjecte du terrorisme. Mais je pense, aussi, que ce n’est pas en violant la loi qu’on la défend – je suis certain, oui, que rien n’est pire, dans l’intérêt même de cette lutte antiterroriste, que le spectacle d’une police qui en prendrait à son aise avec cette loi, violerait ses propres principes et tournerait ainsi le dos, fût-ce pour la bonne cause, aux plus élémentaires règles de droit.

Je crois, comme Hervé Bourges – Le Journal du dimanche de cette semaine – qu’on a pris le risque de faire de Kelkal un « martyr » et que le terrorisme moderne a besoin de fermeté, pas de martyrs.

Je crois avec nombre de policiers, antiterroristes conséquents, et donc républicains, que M. Debré parle trop et qu’à force de rodomontades et de petites phrases, d’informations invérifiées et de jactance, il pourrait devenir, non plus le premier, mais le dernier flic de France : le plus maladroit en tout cas, le plus gauche – alors que nous avons besoin, pour combattre Kelkal et ses émules, d’un flic au sang froid qui soit aussi un politique et sache ce que parler veut dire. Est-ce le cas du ministre ? et du Premier ministre ?

Je suis convaincu surtout, comme le père Delorme (LCI, l’autre matin), qu’il ne suffit pas de « finir » Kelkal mais qu’il faut encore le « penser ». Kelkal était odieux, certes. Il était littéralement inexcusable. Mais l’on n’a rien dit quand on a dit cela. Et il reste à réfléchir sur le cas de cet homme, grandi dans nos banlieues, dont tout indique qu’il était, comme on dit, « en voie d’intégration » et qui a basculé – mais comment ? pourquoi ? au terme de quel processus, de quel enchaînement de circonstances et de destins ? – dans la violence la plus abjecte.

Il était une fois le terrorisme. Il était une fois – c’était l’Italie des Brigades rouges, l’Allemagne de Baader, mais aussi la France d’Action directe – un terrorisme qui avait des buts, des objectifs politiques et idéologiques ; il était une fois des terroristes qui se donnaient non seulement des cibles, mais des fins : je ne suis pas sûr que Kelkal, pour ce que l’on en connaît, ait eu d’autre fin que celle, terriblement sombre, du nihilisme le plus extrême.

Il était une fois – c’était le temps des grands récits et, parfois, des grandes espérances – des terroristes qui haïssaient le « système », la « bourgeoisie », le « capitalisme », l’« impérialisme », que sais-je encore ? Kelkal, pour ce que l’on en devine, ne haïssait rien de tel en particulier. Il avait « la haine », oui. Mais une haine sans objet désigné ni horizon bien assigné. Une haine dont je ne suis pas sûr qu’il eût pu dire qu’elle était la haine « de » ceci ou « de » cela et dont l’intransitivité même marquait la radicalité. Une haine sans la foi. Une haine désenchantée. La haine propre à un temps – le premier depuis des siècles – où l’on n’attend plus rien des temps à venir.

Il était une fois – c’était l’époque du communisme, et de sa guerre de positions – un terrorisme planétaire, adossé à des structures puissantes et à une internationale tentaculaire. Je ne suis pas sûr, là non plus, que ç’ait été le cas de Kelkal. Je ne suis pas sûr que l’on aille très loin en répétant, comme on le fait partout, qu’il était un « intégriste », lié à la mouvance du même nom et associé, à ce titre, à ses desseins secrets. Qu’il fût, aussi, un intégriste, c’est évident. Mais je crains qu’il ne faille se faire à l’idée, moins rassurante, plus vertigineuse, d’un terrorisme diffus, sans base arrière ni vrai complot : un terrorisme qui témoignerait de ce phénomène, neuf lui aussi, qu’est la pure fragmentation, ébullition, dissolution du lien social.

Il y aura d’autres Kelkal. Il y a déjà, à Vaulx-en-Velin et ailleurs, des imbéciles pour hurler « nous sommes tous des Kelkal assassinés ». Il faut, pour y résister, penser cette imbécillité. Et il faudra, pour la penser, penser l’époque où nous sommes entrés.


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