Bruxelles. Une des villes – avec Genève – où l’on respire le mieux. Parce qu’elle a, comme l’admit un jour Baudelaire, le goût des grandes capitales en même temps que celui des bourgs reculés ? La vérité est que, installé ici par nécessité, pour les besoins du montage de mon film, j’y retrouve le charme d’un état dont ce lieu est, pour moi, synonyme : entre la pieuse lourdeur des « racines » et le brutal affairement du « voyage », cet état médian, miraculeux, délicieux, qu’il faudrait appeler, simplement, le « séjour ».

« Mes enfants ne comprendraient pas. » C’est la raison donnée, pour se récuser, par l’avocat du pédophile belge Dutroux. Face à cette variante du fameux « entre la justice et ma mère » de Camus, face à cet homme dont le métier est précisément, et par principe, de défendre l’indéfendable mais qui avoue qu’« entre la justice et sa fille c’est sa fille qu’il a choisie », on ne peut qu’éprouver un léger sentiment de malaise. Même si, aussitôt, l’on se reprend : n’est-il pas symétrique, ce malaise, de celui que l’on ressent quand c’est l’inverse qui se produit et qu’un avocat se porte aux côtés d’un tortionnaire, d’un ancien nazi – ou, comme ici, d’un assassin d’enfants ? Inconsistance du cœur et de l’émotion. Incertitudes du sentiment moral. Et aussi, mais cela va sans dire, haut-le-cœur devant des crimes qui vont au-delà de l’insoutenable.

À propos de pédophilie : relu, au hasard de cette fin d’été, l’étrange Hécate et ses chiens. Je cherche dans les biographies de Morand. J’interroge. Et je m’aperçois qu’il y a là une zone de mystère absolu – un incident de l’œuvre qui n’a, dans la vie de l’auteur, aucune espèce de répondant. Rare, chez Morand.

Rare, au-delà de lui, chez les écrivains modernes. Non pas le « tas de secrets » de Malraux, mais une sorte de trou noir qui n’aurait d’existence que littéraire.

Mon goût des biographies d’écrivains (ces jours-ci, le Zweig de Dominique Bona) : le plaisir interdit de refaire, mais à l’envers, le travail qu’avait opéré l’œuvre. Elle avait, comme la mort, transformé la vie en destin. Eh bien voilà le biographe qui, sous le destin, retrouve cette vie effacée. Impitoyable curiosité du biographe. Voyeurisme pervers de son lecteur. L’œuvre, sous leur double regard : le plus périlleux des palimpsestes puisque c’est la seconde écriture que l’on gratte et que l’on prend le risque d’effacer.

Il a la vérité du « vécu », son authenticité, son cachet : c’est ce que l’on dit, comme chaque rentrée, des romans les plus réussis. Combien plus grand, à mes yeux, le livre qui fait le deuil éclatant du vécu ! Et combien je préfère ces autres écrivains qui, au lieu de bâtir des livres à l’image de leur vraie vie, sculptent au contraire leur vie à l’image des livres qu’ils ont aimés !

Rentrée « molle »… « Incertaine »… Vertige des « possibles »… Jeu inhabituellement « ouvert »… C’est ainsi que les augures découvent, cet automne, la nouvelle rentrée littéraire. Et ce sont les mêmes mots, tout à coup, que ceux de la rentrée sociale – ne caresse-t-on pas, dans les jurys, le rêve d’une « autre politique » qui répondrait, elle aussi, à la « déflation » généralisée des inspirations et des talents ? Une rentrée romanesque à l’unisson de la rentrée politique. Signe des temps. Mais mauvais signe.

Tapie dans le film de Lelouch. Plus navrante que l’immoralité de la démarche justement dénoncée par Karmitz, plus grave que le regret de voir le symbole des années fric représenter le cinéma français à Venise, cette évidence esthétique : Tapie reste Tapie ; pas un instant le spectateur n’oublie qu’il est Bernard Tapie ; le cinéaste, autrement dit, a échoué à en faire un acteur.

Une curiosité, tout de même, dans cette affaire Tapie-Lelouch : le blanchiment par l’image ; le spectacle comme blanc-seing; l’idée d’un cinéma qui serait, en tant que tel, l’équivalent d’un casino où l’on viendrait blanchir et recycler la part maudite de l’époque. On évoquera la folie du temps. Son immoralité. On nommera même, pour rire, le grand Scorsese et, précisément, son Casino. Qui sait si, par-delà l’anecdote, nous ne sommes pas en présence d’un fait de civilisation – cette civilisation qui, depuis quelques millénaires et autant de religions, avait vu dans l’image le symbole même du leurre, de la faute et du péché ?

On reproche à Bill Clinton de n’être intervenu en Irak qu’en fonction d’intérêts bassement électoraux. Que dire alors de ceux qui, au nom d’intérêts non moins bassement commerciaux, condamnent l’intervention ? Entre « électoral » et « commercial », il y a de nouveau la morale : l’ombre des milliers de Kurdes gazés, il y a cinq ans, par un Saddam Hussein impuni – les corps de ceux qui en ont réchappé mais dont il ferait, livré à lui-même, le même gibier, le même carnage.

La fille de Che Guevara accuse Régis Debray d’avoir, en Bolivie, « parlé plus que nécessaire ». Cette terrible allégation venant, comme par hasard, trente ans après les faits mais, au lendemain de la publication d’un livre où l’écrivain affiche enfin sa rupture avec le castrisme, on hésite entre la tentation d’en sourire, celle de crier son dégoût et la surprise de retrouver intacte la mécanique du procès stalinien. Je n’ai pas toujours, loin s’en faut, été d’accord avec Debray. Mais face à la bassesse de l’attaque, je veux lui dire ma solidarité – admiration pour le jeune héros qu’il fut, estime pour l’écrivain qu’il est.


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