Dominique-Antoine Grisoni, c’était mon vieux copain. C’était un philosophe, bien sûr. C’était même un très bon philosophe, ami de Lyotard et de Foucault il y a vingt ans, complice de Desanti ces dernières années, vulgarisateur de l’œuvre de Levinas en France, passeur d’immense talent dans ses articles du Point, du Magazine littéraire, puis de La Vie, et auteur enfin, lui-même, de quelques textes importants – De la volupté et du malheur d’aimer ou Le corps ingénu. Mais voilà. Pour moi, Dominique, c’était d’abord ce gai compagnon, cet ami généreux et solaire, ce complice des bons et des mauvais tours joués ensemble à l’institution. Là, quand il fallut donner l’assaut, début des années 70, aux citadelles éditoriales. Là, quelques années plus tard, lors des états généraux d’une philosophie à l’agonie, quand il fallut faire le coup de poing, oui, vraiment le coup de poing, contre les grandes têtes molles de l’intelligentsia de l’époque. Là, dès le début de La Règle du jeu. Là, pour m’amener chez Sartre. Là, déjà, en pleine bataille des nouveaux philosophes, pour lancer dans les pattes des progressistes cette redoutable botte secrète qu’il était seul, ou presque, à connaître et qu’étaient les marxistes critiques italiens, Galvano della Volpe en tête. Et puis là, enfin, pour donner à qui voulait voir et entendre d’admirables leçons de vie – génie des vies multiples, art de vivre plusieurs vies en une et sens consommé de la clandestinité qui va avec : c’est moi qui m’appelais « Lévy » et c’est lui qui pratiquait « les vies ». Un des plus grands vivants que j’aie connus. Un type comme lui n’aurait jamais dû mourir.

Ce qui restera dans ma mémoire de ce drame de Vilnius qui vient, à juste titre, d’épouvanter la France, ce sont deux images de mains. Les mains de Nadine Trintignant au-dessus du visage de sa fille chérie, tentant de la protéger des flashs des photographes qui, à la sortie de l’hôpital, prennent d’assaut la petite civière – ultime, dérisoire et magnifique réflexe de mère veillant sur l’enfant qu’elle a déjà perdu. Et puis, un peu après, dans la salle d’audience du tribunal lituanien, les mains de Bertrand Cantat : son visage défait et honteux plongé entre ses mains de possédé devenu meurtrier et qui ne peut plus affronter ni le regard des autres ni le sien – est-il encore permis, dans l’émotion ambiante, au milieu de la clameur lyncheuse qui couvre les demandes de pardon de cet artiste désormais suicidé, de dire que ma compassion va aussi un peu à lui ? Souvenir de cet ami (l’anti-Bertrand Cantat) dont nous avions, avec Françoise Giroud, dans notre livre à quatre mains, longuement commenté le cas : quand il sentait monter en lui la passion, c’est-à-dire toujours, au fond, la jalousie, quand il devinait la bête prête à surgir et à frapper, il préférait se frapper lui-même, se défoncer la tête contre un arbre ou un mur – cette fameuse nuit, dans une ville du sud de la France, où on dut l’hospitaliser, le crâne cabossé, le visage ensanglanté, mais au moins avait-il, dieu soit loué, épargné l’aimée.

La mauvaise foi, en politique, est décidément sans limites. Et le débat autour de la clôture élevée par Israël pour protéger sa frontière cisjordanienne en est une nouvelle preuve. Je passe sur la comparaison avec le mur de Berlin. Je passe sur l’idiotie qui fait mettre sur le même plan une enceinte défensive dont le but est de se protéger des kamikazes et un mur offensif qui était comme une ligne de front dans la guerre de longue durée déclarée par le monde communiste au monde libre. La vraie question, en l’espèce, est celle de la cohérence des impératifs. On peut, on doit, demander aux Israéliens de sortir de Cisjordanie. On peut, on doit, les inviter à le faire, non pas demain, mais tout de suite ou, en tout cas, le plus tôt possible. Et je pense même, pour ma part, que la seule idée un peu neuve récemment apparue sur la scène de ce conflit est celle d’une inversion de la démarche qui n’en finit pas, depuis trente ans, d’être essayée et d’échouer : non plus le processus de reconnaissance d’abord, l’apprentissage lent de l’amour et, ensuite, une fois que les deux peuples auront donné les preuves de leur entente, la conclusion du traité de paix ; mais la paix d’abord, la paix pour commencer, le traité de paix maintenant, sans attendre, et même si l’on ne s’aime pas encore – l’amour viendra après. Mais alors, attention ! Il faut savoir que, dans ce cas, les extrémistes palestiniens ne désarmeront pas tout de suite. On doit même s’attendre à ce que la violence meurtrière, dopée par ce qui apparaîtra comme un recul israélien, redoublera d’intensité. Et c’est pourquoi l’édification du « mur » est l’inévitable corrélat de la reconnaissance accélérée de l’Etat voisin. On ne peut pas demander à Israël tout et son contraire. On ne peut pas lui dire : « soyez réaliste, ne demandez pas l’impossible, n’attendez pas la fin des attentats pour partager la terre » et, aussitôt après, quand c’est de la sécurité de ses civils qu’il est question : « soyez angélique, ouvrez votre frontière, faites confiance à la nature des hommes pour surmonter haines et passions. »


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