Juppé est au pouvoir depuis deux mois. Il semble usé comme s’il y était depuis deux ans. A-t-on jamais vu pareille brièveté d’un état de grâce ? Lui-même imaginait-il que l’état de disgrâce viendrait si vite ? J’imagine la joie amère de Sarkozy que l’on présentait, hier, comme un réprouvé ; que l’on accueille aujourd’hui comme un allié ; et qui, au train où vont les choses, apparaîtra demain comme un recours. La politique, et son manège. La politique, comme une roue de la fortune.

De quoi, d’ailleurs, parle la ville ? De la prochaine cohabitation. C’est-à-dire, si les mots ont un sens, déjà du successeur de Juppé. Par-delà les querelles d’hommes, c’est un trait de la folie de l’époque : comme si le système ne savait plus jouer que le coup d’après, comme si le jeu consistait à affaiblir le vainqueur du jour pour, aussitôt, ouvrir les paris sur celui du lendemain ; comme si, autrement dit, on allait au bout de ce processus de déréalisation dont j’ai souvent parlé ici et qui marque le triomphe de la virtualité en politique. La vraie question : non pas qui a le pouvoir, mais qui l’aura. Le vrai pouvoir : non pas celui qui le détient – mais celui qui a le plus de chances, demain, de le remplacer.

Le Premier ministre bosniaque, Haris Silajzic, à Paris. Nous préparons ce qu’il dira, le lendemain, à son homologue français et je me pose, en l’écoutant, cette question qu’a dû se poser, quand naissait l’Etat d’Israël, la génération de nos parents : comment est-on le plus fort – en étant fort ou en étant faible ? en suscitant la crainte ou la compassion ? en prenant le monde à témoin de sa puissance retrouvée ou du malheur qui vous poursuit ? En prenant le risque d’être qualifié de « sûr de soi et dominateur » ou en prenant celui de jouer sur un registre victimaire qui est, aussi, celui de l’époque ?

Encore et toujours les « affaires ». On dit : « Des responsables qui trafiquent, mais une opinion qui s’en indigne ». Ou bien : « Une technostructure qui en prend à son aise avec l’usage républicain ; mais des citoyens sourcilleux, prêts à les censurer ». Et si c’était le contraire ? Et si les politiques ne trichaient que lorsqu’ils savent que l’opinion le leur permet ? C’était la leçon des municipales (blanc-seing à quelques-uns des édiles les plus notoirement corrompus). Mais c’est encore ce qui ressort du climat d’aujourd’hui (l’incroyable apathie face à la rafale de révélations apportées, notamment par Le Canard). La tendance du moment ? Le triomphe du cynisme populaire.

Il y a ceux qui, comme Fabius, héritent du mitterrandisme. Il y a ceux qui, comme Rocard, ont choisi de prendre leurs distances. Il y a Mauroy, ou Emmanuelli, qui risquent de couler avec lui. Il y a Aubry ou Strauss-Kahn qui naviguent sous d’autres pavillons. Et puis il y a un certain Jospin qui réussit le tour de force d’hériter sans le dire, d’être un fils de Mitterrand et de parvenir à le faire oublier. L’origine de cette emprise, étonnante, sur l’ensemble de sa famille ?

Attentats monstres… Terrorismes à grande échelle… Un supermarché qui s’effondre à Séoul… Le métro japonais en état de siège… La terre qui tremble ici… Un volcan qui se réveille là… Je n’en finis pas de comptabiliser les signes de cette psychose de catastrophe. Précarité de toutes choses. Image d’une planète entière prise en otage. Il faudrait, pour dire cela, des peintres, des écrivains, des cinéastes qui soient, d’abord, des sismologues.

D’où vient que les adolescents d’aujourd’hui éprouvent, à l’endroit des Stones, la même vénération que ceux qui, comme moi, avaient vingt ans en 68 ? Les Stones ayant changé, et la jeunesse aussi, je ne vois qu’une explication : nous leur avons transmis notre passion. Et me vient aussitôt ce soupçon – et la mélancolie qui va avec : peut-être est-ce, après tout, ce que nous leur avons transmis de plus solide ; peut-être leur avons-nous transmis la musique que nous aimions, plus sûrement que les livres dont nos parents nous avaient, eux, donné le goût.

Le musée d’Orsay et « son » nouveau Courbet. On ne m’enlèvera pas de l’idée que ce qui fait problème c’est moins le tableau lui-même que son titre. Imaginons que l’artiste l’ait appelé : « femme dénudée », ou « corps alangui », ou même « les feux du désir », ou « Éros assoupi ». Sans doute l’œuvre choquerait-elle. Mais enfin elle « passerait ». Alors que L’Origine du monde… C’est là qu’est le scandale. Là, le blasphème et le sacrilège. Et là, comme d’habitude, l’éternelle bêtise des censeurs.

Je n’avais jamais assisté à un Grand Prix de Formule 1. Le spectacle est passionnant. Mais plus passionnante encore, l’idée de ces moteurs que l’on a mis au point afin qu’ils durent ni plus ni moins que le temps de la compétition. Imaginons qu’ils vivent davantage. Supposons qu’ils soient, la course finie, encore bons à en courir une autre. Ce serait un vice dans le programme. Ce serait une réserve inutile qui n’aurait pas servi à la course. Et ce serait la preuve, au fond, que les centaines d’ingénieurs qui se sont employés, l’année durant, à gagner quelques dizaines de secondes auraient mal fait leur boulot. Beauté de ces moteurs, comme des éphémères.


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