Shanghai. Encore une ville qui tourne le dos à la mer. Encore un port où, mystérieusement, on ne sent jamais le port. On me dit que Shanghai, en chinois, signifie justement « avant la mer ». Et je dois marcher jusqu’au Bund, puis jusqu’à l’ancien consulat britannique, pour sentir les parfums caractéristiques des villes d’océan. Marcher et marcher encore : qui a dit qu’il n’y a qu’en marchant que l’on prend possession d’une ville ?

On a beau se raisonner. On a beau se dire : « c’est fini ; le temps des fumeries d’opium, des hôtels louches et des gangsters chinois n’est plus que celui du folklore de Shanghai ». C’est bien après ce temps-là, pourtant, que court le voyageur. Et de n’en rien reconnaître, de ne trouver, derrière les enseignes louches de la rue de Nankin, que des karaokés où l’on vient s’enfermer pour chanter en famille, ou d’innocents bistrots pour ados américanisés offrant un Coca à leur belle, suscite une irrésistible mélancolie. Shanghai était « la putain de l’Asie ». C’était le « paradis » des trafiquants et des aventuriers. C’est devenu, avec Hongkong et Canton, la vitrine des « quatre modernisations ». La morale y gagne. Le romanesque y perd.

Le vide de Shanghai, la nuit. La fin des effervescences du jour. La grande avenue déserte, que l’on devine voulue, conçue, pour des foules innombrables – celles-là mêmes qui, dès l’aube, à l’heure du tai-chi quotidien, occupaient la chaussée tout entière. Est-ce le vide lyrique du « grand camp de pierres », raconté par Alexis Léger à Gide ? Est-ce celui de cet espace « en jachère » et comme « lacunaire » où Claudel voyait le propre de l’urbanisme à la chinoise ? Est-ce encore le vide, sublime, qu’invite à honorer le « Taotö-king » parce qu’il « confère à la roue son usage, au luth son harmonie » ? Mais non, bien sûr. C’est juste le vide de la ruine, de la désolation profonde de Shanghai : c’est le vide d’une ville devenue fantôme d’elle-même – on a beau m’assurer qu’elle « entre dans la modernité », je ne parviens à y voir que le siège d’une humanité en déroute.

Un tout jeune homme, ce matin, dans un « lilong » proche de l’ancien temple de Confucius. Seul. Prostré. Examinant, avec un air d’infinie tristesse, ses pieds, ses mains, puis ses coudes, puis encore ses pieds. La scène dure bien cinq minutes. Et puis, tout à coup, étonnamment vaillant, il se redresse, sort de sa poche un téléphone portable et se rue vers un tramway.

Un autre jeune homme. Il joue d’une sorte d’orgue à bouche qui s’appelle, je crois, un « lesheng ». Face à lui, en extase, une jeune fille, vêtue d’une de ces longues robes de soie, fendues sur le côté, que mon imagination prêtait plutôt aux courtisanes. Et puis, tout à coup, l’inverse : il pose son instrument, prend la main de la jeune fille – et, ensemble, ils se mettent à pleurer comme dans un mauvais sit-com de Hongkong.

Le jardin Yu Yuan. Ses lacs artificiels. Ses fleurs innombrables. Ses murs en forme de dragon. Ses pagodes. Ses kiosques multicolores. Et, déambulant à travers ces vestiges, des touristes chinois, gauches, un peu empruntés, endimanchés – intimidés par leur propre passé. Étrangeté à soi-même. Image de servitude extrême.

La vraie question chinoise est celle, évidemment, des deux systèmes. Quid d’un système à deux têtes ? Jusqu’à quand une société peut-elle fonctionner avec une économie capitaliste et un pouvoir politique tyrannique ? Et les théoriciens occidentaux qui nous expliquent que les deux libéralismes vont forcément de pair rencontrent-ils, à Shanghai, les limites de leur théorie ?

Autre version de la question : cohabitation ou contradiction ? aberration ou synthèse inédite et durable ? la Chine produit-elle, à son rythme, ses « critères de convergence » avec l’univers de la marchandise – ou invente-t-elle un nouveau type de régime qui ne nous paraît impensable que parce qu’il n’a jamais existé avant elle ? Dans le premier cas, l’Histoire est finie. Dans le second, elle recommence – mais à quel prix !

Je ne voulais pas quitter la ville sans avoir, une fois au moins, publiquement prononcé le nom de Wei Jingsheng, ce martyr de la démocratie condamné à deux fois quatorze ans de détention pour avoir réclamé la « cinquième modernisation » – celle, précisément, de l’État. Ça tombe bien. Car c’est l’heure de la conférence de presse, et une trentaine de journalistes chinois sont là, pour entendre parler cinéma. Peine perdue ! À peine le maudit nom prononcé, ils se lèvent comme un seul homme et, sans l’ombre d’une protestation ni d’un éclat, quittent simplement la salle.

Plus terrible peut-être, et pour l’orateur et pour eux : j’avais, histoire de conditionner l’auditoire, commencé par évoquer la « mémoire rebelle de la ville » – fondation du PCC en 1921, émeutes ouvrières de 1927, « Cent fleurs », poussées démocratiques diverses. Or, là, les journalistes ne bougent pas. Ne bronchent pas. Tout juste se regardent-ils, interloqués, comme s’ils ne comprenaient pas. Je m’aperçois qu’ils ne savent plus de quoi je parle – absents à leur propre mémoire, ignorants de leur propre passé.

L’attaché culturel français à Shanghai ira, après l’incident, présenter « les excuses de l’État français » aux organisateurs du Festival. Il dira bien « l’État français ». Pas la « République », l’« État » français. À l’heure du procès Papon et des débats qu’il suscite, le lapsus est presque trop beau. Et pourtant… Incertaine idée de la France.


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