Il y a des âges de l’Histoire où l’Europe n’existait pas. On disait « Chrétienté ». Ou « Romanité ». Ou, comme chez Hérodote, « Terre d’en face ». On ne disait pas « Europe ». On ne pensait pas « Europe ». On a pu se figurer le monde – le monde s’est, de fait, longtemps figuré – en l’absence de toute considération de ce que nous appelons Europe. Et Europe, chez les Grecs, a pu n’être que le nom de cette princesse asiate ravie par Zeus déguisé en taureau ailé et transportée jusqu’en Crète, face à ce lieu innommé qui n’était pas encore l’Europe. L’Europe, autrement dit, n’est pas un fait de nature. Ce n’est pas une donnée de la géographie et du monde. L’Europe, comme toutes choses, et comme nous le savons – au moins – depuis Heidegger, ne peut se soustraire à l’historial. Elle a un acte de naissance. Elle aura, donc, un acte de décès.

L’Europe est déjà morte, d’ailleurs. Plusieurs fois, oui, l’Europe est née, morte, re-née et morte à nouveau. Je ne parle pas des tentatives de Justinien, ni des papes, ni de Charlemagne – ce n’était pas encore, tout à fait, l’Europe. Mais Charles Quint. Les Lumières. Napoléon. L’Empire austro-hongrois. Les grandes heures de l’idée européenne. Ces moments d’euphorie où l’on semblait fondé à dire : « voilà, c’est fait, l’Europe s’est constituée, vive l’Europe » et où, chaque fois, l’édifice s’est délité, disloqué, embrasé. L’Europe est une idée fragile. L’Europe n’est pas cet irrésistible élan que croient ses doctrinaires. L’Europe n’est pas, absolument pas, cette belle endormie qui n’attendrait que d’être tirée des limbes par ses rêveurs, ses bâtisseurs. La preuve est faite – plusieurs fois faite – qu’on peut construire l’Europe et la voir, dans la même génération, se déconstruire et disparaître.

L’Europe est-elle, au moins, la patrie de l’Universel ? Est-elle cette région, sinon du monde, du moins de l’être sans laquelle il n’y aurait plus, en ce monde, trace de l’Universel ? C’est la thèse de Husserl (conférences de Prague et de Vienne). Ce n’est pas celle de Kant (il donne le manifeste des Lumières en faveur de l’Universel et pas une fois il n’y mentionne l’Europe). Ce n’est pas celle de Hegel (le « continent du commencement » ? celui de « la conscience d’un élément universel » ? l’Asie ; oui ! quand Hegel, dans La raison dans l’Histoire, décrit le lieu où apparaît « la lumière de l’esprit » et, donc, « l’Histoire », c’est l’Asie qu’il nomme, pas l’Europe !). Si Hegel dit vrai, cela implique que l’Universel précède conceptuellement l’Europe ; si Hegel et Kant ont raison contre Husserl, cela signifie, non seulement que nous pourrions être en train, mine de rien, de vivre un nouveau faux départ de l’Europe, mais – plus grave, plus inquiétant – que le monde, tout bien pesé, pourrait persévérer dans son être en se passant absolument d’Europe.

Et puis le théorème de Gödel, enfin. La loi qui veut qu’un ensemble, donc un continent, ne se structure qu’à partir de ses marges et de ses frontières. C’est l’extérieur qui fait l’intérieur. L’écorce, le noyau. Dis-moi ce que tu écartes, je te dirai celui que tu es. Dis-moi quel est ton bord, là sera ton fondement. Or il s’est, au fil des siècles, produit ce premier événement : la frontière nord de l’Europe a disparu ; il n’y a plus eu, très vite, de Nord extérieur pour l’Europe ; le Nord n’est plus ce qui sépare l’Europe de son autre puisque l’Europe a avalé son Nord. Il vient de s’en passer un second : l’effacement de la frontière à l’Est ; l’avalement de cette autre limite qui séparait les deux Romes, les deux Empires, les deux Europes ; il s’est produit ce fait décisif que, avec la fin du communisme, c’est le bord oriental de l’Europe qui s’est, à son tour, dérobé. En sorte qu’il ne reste à l’Europe qu’une frontière : celle du Sud, face à la mer, ou, comme disaient les Grecs, aux Détroits – nouvelle et périlleuse situation qui, non contente d’alimenter, face au monde de l’islam, les pires spéculations des apôtres de la guerre des civilisations, met l’Europe, une fois de plus, face à sa terrible, ruineuse, fragilité.

Tout cela pour dire qu’il est urgent de se défaire de l’optimisme de principe qui préside, depuis cinquante ans, à tous les discours sans exception des constructeurs de l’Europe. Tout cela pour dire que rien n’est plus urgent que de tordre le cou à l’illusion progressiste, donc paresseuse, qui fait de l’Europe une idée inscrite dans l’Histoire, nécessaire, susceptible, certes, de tarder, reculer, hésiter, entrer en sommeil – mais jamais, au grand jamais, de cesser d’être ou de s’éteindre. L’Europe sera contre nature ou ne sera pas, voilà le vrai. L’Europe se fera au forceps ou ne se fera plus, voilà ce que j’ai essayé, la semaine passée, de dire à Schwerin. L’Europe ne peut être que le fruit d’une politique, c’est-à-dire d’une volonté, capable, s’il le faut, d’opérer par coups de force, voilà ce qu’il faut rappeler à tous les euphoriques qui, plus que jamais depuis Maastricht, se croient irréversiblement embarqués dans le train d’une Europe qui, à la limite, se ferait sans eux. L’euro fut un de ces coups de force. Mais il en faudra d’autres, beaucoup d’autres, très vite, de même ampleur. Faute de quoi le XXIe siècle sera celui, non de l’Europe, mais du retour des patriotismes, des chauvinismes et des régressions les plus détestables.


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