J’ai interrompu ce bloc-notes, il y a trois semaines, sur la Bosnie (et, soit dit en passant, pour la Bosnie puisque j’achevais, pendant ce temps, le montage de Bosna !). L’actualité veut, hélas, que je reprenne le fil avec la même Bosnie – puisque la guerre n’est pas finie et recommence de plus belle à Gorazde. Question simple, mais à laquelle nul ne comprendrait que l’on tarde trop à répondre : ce que l’on a fait à Sarajevo, pourquoi ne le fait-on pas à Gorazde ? combien de nouveaux massacres faudra-t-il ? combien de nouveaux morts pour rien ? et devra-t-on se résigner à ce que le réveil de l’Occident dans cette affaire n’ait été qu’un vague sursaut, une émotion brève, une convulsion – l’une de ces tétanies de la conscience dont les démocraties cathodiques sont coutumières et qui sont, en ces circonstances, une forme raffinée de démission ? Pardon d’y revenir. Mais la preuve a été faite que, quand l’Occident veut, il peut. Il n’a donc plus la moindre excuse pour éviter d’aller au bout – et arrêter, une bonne fois, la purification ethnique en Bosnie.
La gauche survivra-t-elle au socialisme, demande Jean-Marie Colombani dans son livre ? On ne saurait mieux dire. Car enfin la gauche a beau s’en défendre. Elle a beau ruser, protester et nous faire le coup de sa « double » ou « triple » tradition. Elle vivait adossée à un dispositif, baptisé « socialiste » par le XIXe siècle. Ce dispositif n’avait lui-même cessé de vivre dans l’orbite d’un « communisme » qui en était à la fois le repoussoir, le négatif, la frontière, le référent, l’étoile fixe. En sorte que la mort de l’un impliquait nécessairement celle de l’autre – et leur débâcle à tous deux celle de la gauche tout entière. Catastrophe ? Oui, catastrophe. Mais chance aussi. A condition que nous entendions le message et préférions à la lumière des étoiles mortes celle de la lucidité et de l’invention. Pour un homme de gauche – et Colombani en est – il n’y a, aujourd’hui, qu’une urgence. Oublier le socialisme. En finir avec le mot lui-même. Et refonder alors autre chose, qui porterait un autre nom et échapperait à la fatale attraction. On dit que Michel Rocard aurait renoncé à son « big bang » et négocierait avec monsieur Hue les termes d’un nouveau contrat. Il a tort. Et il saura pourquoi, s’il lit Colombani.
Berlusconi en Italie. Tapie à Paris. Quelle chance quand, au détour d’une émission de télévision apparaît un personnage dont le style tranche avec la démagogie qui semble faire loi en Europe. C’est, à gauche, une Martine Aubry. Mais c’est, à droite, un Nicolas Sarkozy dont je comprends mieux ce soir, en l’observant chez Cavada, l’intérêt pour Georges Mandel. Comme lui, il aime la politique. Comme lui, il y consacre sa vie. Comme lui encore, il sait que cet amour est chose noble, consubstantielle à la démocratie. Et comme lui toujours il voue à cette politique un sacerdoce bien singulier – dont on sent, en l’écoutant, qu’il n’est exempt ni de passion ni d’ambition ni même, pour parler comme les moralistes du Grand Siècle, d’« amour de soi » ou de « souci de la gloire ». Un sacerdoce sans sainteté. Un amour de la vie publique qui l’accepte, cette vie publique, dans tous ses états et ses servitudes. Et si c’était la bonne distance ? Et si c’était la formule qui permet d’échapper à ces délices symétriques, et symétriquement redoutables : la haine et l’idolâtrie de la politique ; le populisme et la foi des vertueurs ; le procès, toujours fascisant, d’une politique rejetée en bloc – et les prestiges, toujours totalitaires, d’une volonté de pureté qui n’est que l’autre nom de l’intégrisme ?
Réédition, chez Gallimard, des meilleurs scenarii de Faulkner. C’est drôle. Mais je n’ai jamais compris comment un écrivain pouvait écrire pour le cinéma. Écrire et tourner, oui. Tourner comme on écrit, bien entendu. Mais un scénario ! Ce squelette de livre auquel, dans le meilleur des cas, le genre s’apparente ! La servilité d’un rôle qui consiste à souffler à un autre – le cinéaste – le canevas d’une œuvre qu’il achèvera sans vous ! J’admire – et c’est peu dire – l’auteur de Tandis que j’agonise. Mais j’avoue que la lecture de Stallion Road et de L’Avocat de province me laisse pantois. Une hypothèse – à vérifier dans la dernière en date de ses biographies, celle de Frédérick R. Karl : le drame des écrivains dont l’argent devient la muse…
Bizarre aventure que celle de Jean-Marie Rouart. On le croyait directeur littéraire au Figaro. Obsédé par l’Académie française. Perdu, à jamais, entre Prévost-Paradol et Drieu. Or le voici qui surgit avec un livre étrange, un peu fou, qui s’intitule tout simplement Omar – oui, Omar, le fameux Omar, ce jardinier marocain, meurtrier présumé de Ghislaine Marchal, sur lequel la gauche bien pensante se permet de mauvais jeux de mots et dont lui, Rouart, refait littéralement le procès – convaincu, nous dit-il, que cet homme simple, sans défense et mal défendu, aura été la victime d’une effroyable erreur judiciaire. Pourquoi ce livre ? D’où vient-il ? Par quelle obscure alchimie de la vie, ou de l’esprit, le destin d’Omar Raddad est-il entré en résonance avec celui de l’auteur d’Avant-guerre – au point de lui inspirer cette minutieuse contre-enquête ? On songe évidemment à Zola, prenant fait et cause pour Dreyfus. Ou à un Barrés à l’envers – qui aurait écouté le jeune Léon Blum venu plaider, devant lui, la cause du capitaine. On songe à tous les écrivains auxquels il est donné, une fois au moins, de rencontrer une grande cause. Mieux : c’est le moment, toujours énigmatique, où un écrivain déjoue l’image que l’on avait de lui, le programme qu’il s’était lui-même fixé, l’identité où il se trouvait enfermé. Un pas de côté – et il naît, cet écrivain, une seconde fois.
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