L’erreur de M. Juppé : l’arrogance. On attendait un mot de lui, l’autre soir, un seul : « négociation ». Mais comme il est arrogant, et raide, il a refusé de prononcer le mot et lui a préféré celui, tout différent, de « concertation ». M. Juppé a tort. M. Juppé s’égare. On ne gagne jamais rien, M. Juppé devrait le savoir, à contraindre des grévistes à retourner, tête basse, à leur travail. On ne gagne jamais rien, en démocratie, à jouer le pourrissement d’une grève et à humilier les citoyens.

L’autre erreur de M. Juppé : croire que ce type de crise soit justiciable d’un traitement rationnel pur. Croire qu’il suffise d’avoir raison – et il a, en l’occurrence, raison – pour que cette raison s’impose à un pauvre peuple aveuglé. On peut éclairer un État. On peut faire plier un appareil. On ne convainc jamais les peuples en leur tenant le seul langage de l’intelligence. Et c’est même le propre de la politique : prendre en charge cette part de folie, d’irrationalité, qui habite aussi les peuples. M. Juppé est un piètre politique. M. Juppé ne sait peut-être pas ce que politique veut dire.

La stratégie de M. Juppé ? J’ai dit, ici, la semaine dernière : la stratégie du pistolero qui entre dans le saloon et tire sur tout ce qui bouge. J’ai dit aussi : l’amertume d’un homme qui fait payer aux Français le fait de n’être pas aimé. Je me demande, aujourd’hui, s’il n’entre pas dans ce suicide une part de calcul et de jeu. Imaginons qu’il réussisse : « quelle fermeté ! quel caractère ! » Imaginons qu’il échoue : « quelle injustice ! quelle pitié ! » – il entre alors dans le club, très fermé, des grands réformateurs désavoués…

Mais laissons M. Juppé. Oublions, un instant, ses erreurs et ses stratégies. Chacun sait, sur le fond, que son plan est, en effet, un plan raisonnable et qu’il reprend, pour l’essentiel, ce que les meilleurs esprits de la gauche réformatrice et moderniste proposent depuis dix ans. Pourquoi cette gauche ne le dit-elle pas davantage ? Pourquoi sont-ils si peu nombreux, dans ses rangs, à oser convenir que ce plan est aujourd’hui, nonobstant le style de son auteur, la moins mauvaise des solutions ? Pourquoi Mme Notat est-elle si seule ? Pourquoi le silence de M. Rocard ? Pourquoi cet air de mauvaise humeur dont Mme Aubry semble s’être fait une spécialité : « Il convient de refuser ce plan, quoiqu’il soit excellent – ou, peut-être, parce qu’il l’est… »

Mieux : chacun sait qu’avec sa productivité faible, ses salaires bas mais sa garantie de l’emploi, son irresponsabilité érigée en règle de gestion et en principe, le service public, en France, était en train de réunir toutes les caractéristiques de ce que l’on appelait, jadis, l’économie à la soviétique. Le TGV ? Le téléphone ? Telle ou telle performance technologique dont se flattait la vanité hexagonale ? Les Soviétiques, aussi, avaient leurs fusées Soyouz, leurs barrages sur le Don et la Volga. Et pourtant… Fallait-il, alors, accepter ce naufrage ? aller à la catastrophe les yeux fermés ? Et n’avions-nous le choix, vraiment, qu’entre la psychorigidité technocratique et une politique conçue comme une formidable machine à fabriquer des somnambules ?

Mieux encore : ces admirables défenseurs des humbles que sont MM. Blondel et Viannet n’ont pas eu, à ce jour, un mot de solidarité pour ces vrais déshérités que sont, non seulement les sans-droits, SDF et autres exclus dont je parlais la semaine dernière, mais les trois millions de chômeurs qui sont, aussi, les victimes du système. Que M. Blondel se moque de ces trois millions de personnes, c’est son droit. Mais faut-il que la gauche politique lui emboîte le pas ? Et que vaut, aux yeux de cette gauche, un mouvement de colère qui laisse sur le bord du chemin le peuple des sans-culottes ?

Un ami journaliste : « rien n’est pire, dans les situations de ce genre, que de se couper du mouvement ; il faut y adhérer pour ensuite, et de l’intérieur, l’infléchir ». On sait ce que ce type de raisonnement a coûté à la gauche en ce siècle. On sait ce qu’il lui en a coûté, au nom de cette transaction imaginaire, de ne pas oser dire la vérité. Et M. Chirac lui-même : ne paie-t-il pas, à sa façon, le fait d’avoir, pendant sa campagne, choisi de ne pas « se couper » d’un électorat au bord de la crise de nerfs ?

Un autre ami, signataire de cet appel d’intellectuels qui volent « au secours » des grévistes. Sur le principe, rien de plus noble. En l’occurrence, quoi de plus étrange ? Une autre version de la formule : « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron. » Elle est devenue, cette formule – et la métamorphose donne la mesure de la régression du temps : « Mieux vaut avoir tort avec Blondel que raison avec Juppé. »

Drôle d’histoire… Drôle d’époque… Recherche vraie gauche, désespérément : celle de la lucidité, de la réforme, du courage.


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